Page:Lebel - La valise mystérieuse, 1930.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.
32
LA VALISE MYSTÉRIEUSE

car l’individu n’était autre que Fringer avec sa grosse moustache noire aux pointes tournées en queue de cochonnet.

Au moment où il mettait le pied sur le trottoir, il vit la silhouette d’une jeune femme élégamment mise et soigneusement voilée qui se dirigeait hâtivement vers la rue Sainte-Catherine.

— Miss Jane !… murmura Fringer avec un battement de cœur. Allons ! il serait peut-être à propos de connaître ses amours… j’aurai toujours le temps de retrouver Grossmann.

Et il se mit à suivre la jeune femme.

Celle-ci, au bout d’un quart d’heure, se présentait dans un bureau de télégraphe, rue Saint-François-Xavier, et transmettait la dépêche suivante :

Capitaine Rutten… McAlpin Hôtel. New-York. Kupp a enlevé à Gross vingt mille. Kupp a acquis plans dix mille. Kupp part ce soir. Suivrai probablement. Sinon écrirai détails… Jane.

Au moment où elle sortait des bureaux du télégraphe, elle faillit se heurter à un homme qui y entrait en toute hâte.

— Huppmein ! murmura la jeune fille avec un sourire moqueur. Il était temps !…

Elle se dirigeait vers la rue Saint-Jacques, lorsque, en passant devant l’édifice de la Bourse, elle avisa un individu qui, le dos appuyé à une colonne du porche, paraissait lire, mais distraitement, un journal du matin.

— Bon ! bon ! sourit la jeune fille, voici que Mons. Fringer nous épie ! C’est bien, j’aurai l’œil sur toi, mon petit, et pas plus tard que bientôt nous éclaircirons le rôle équivoque que vous jouez, monsieur Tom, digne ordonnance de Monsieur le colonel Conrad. Mais en attendant, je compte bien te faire une petite surprise, et pas plus tard que tout à l’heure, si possible !

Un ricanement roula sur les lèvres rouges que cachait l’épaisse voilette. Elle accéléra le pas et arriva bientôt à la rue Saint-Jacques. Mais avant de s’engager sur cette rue, elle tourna la tête afin de savoir si Fringer la suivait. Non… elle ne le vit pas. Rassurée, elle se mêla vivement à la foule nombreuse des piétons.

Si Fringer n’avait pas repris sa chasse derrière Miss Jane, c’est qu’il en avait été retenu par la soudaine apparition de Kuppmein.

— Oh ! oh ! s’était-il, Miss Jane au télégraphe et Kuppmein peu après ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelle est donc toute cette urgence ?… Bon, je devine : mademoiselle télégraphie à son fiancée qu’elle s’ennuie à mourir ; et Kuppmein communique à Rutten sa magnifique transaction d’hier. Mais voilà… Dois-je continuer à filer Miss Jane, ou dois-je changer de gibier ? Je me demande s’il ne serait pas plus intéressant de savoir ce que manigance encore ce cher Kuppmein ?… C’est décidé… je suis pour Kuppmein !

De suite il promena un regard rapide et scrutateur autour de lui, et voyant qu’il n’était pas observé, il éleva son journal et enleva d’un geste rapide sa moustache postiche qu’il enfouit dans l’une de ses poches. Il s’en suivit que l’associé de Kuppmein et Grossmann ressembla traits pour traits à un certain Tom, l’ordonnance d’un certain colonel Conrad !

Pendant ce temps, dans les bureaux du télégraphe Kuppmein rédigeait le message suivant : Capitaine Rutten, McAlpin Hôtel, New York. Plans acquis… Pars ce soir… Modèle suit… Méfiez-vous de Jane… Kupp.

En quittant le télégraphe Kuppmein, tout comme avait fait Miss Jane, reprit la direction de la rue Saint-Jacques. Fringer se mit à le suivre de près.

L’instant d’après, à la grande surprise de Fringer, Kuppmein entrait dans les bureaux du New York Central sur la rue Saint-Jacques.

— Oh ! oh ! se dit Fringer, est-ce que nous allons voyager bientôt. ?

Kuppmein reparut quinze minutes plus tard et se dirigea vers la rue McGill, avec Fringer sur ses talons.

Ici, que le lecteur nous permette — pour une meilleure intelligence des faits qui vont suivre — d’abandonner pour un moment le chasseur et le chassé, et de revenir à la jeune femme voilée en laquelle Fringer avait reconnu celle qui s’appelait Miss Jane.

Et Miss Jane, certaine de n’avoir pas à ses trousses ce Fringer, avait repris le chemin de la rue Metcalf. Était-ce pour rentrer chez elle ? Non. Car au lieu de prendre le trottoir qui la conduisait à son domicile, elle prit le trottoir opposé, celui qui menait à l’appartement du Colonel Conrad. Là, elle trouva le vieil anglais en train de donner ses soins à ses fleurs.

Miss Jane s’approcha du bonhomme et dit d’une voix assurée et très agréable :

— Je viens de la part du colonel Conrad… je suis sa cousine, Miss Ethel.

— Ah ! Miss… charmé !… bredouilla le vieux tout surpris et troublé, s’inclinant et enlevant son large chapeau de paille.

— Vous me connaissez ? demanda la jeune fille.

— Mais certainement, Miss, car le colonel nous parle souvent de vous, Miss Ethel.

— Vraiment ?

— Pour sûr !

— S’il parle de moi, c’est avec avantage, j’imagine ? plaisanta la jeune fille.

— Naturellement.

— Il est très gentil, mon cousin, vous savez.

— Et sa cousine donc ?… fit galamment le bonhomme en clignant de l’œil.

— Oh !… minauda Miss Jane en égrenant un joli petit rire, vous êtes flatteur !… Alors, ajouta-t-elle, vous me permettez de monter chez mon cousin ?

— Ah ! Miss, j’oubliais de vous dire que le colonel est sorti.

— Je viens de le rencontrer. Il m’envoie prendre un objet qu’il devait m’apporter et qu’il a oublié.

— Ah ! vraiment ?… Mais vous pouvez entrer, Miss, ma femme vous conduira.

— C’est bien, merci.

La minute suivante, Miss Jane pénétrait dans la maison.

Au bout de dix minutes, le bruit de la porte fit lever la tête au vieil anglais toujours penché sur ses fleurs, et il vit revenir celle qu’il prenait pour Ethel Conrad. Mais aussitôt il exécuta un bond énorme en arrière, échappa sa bêche, perdit son chapeau de paille, fit entendre