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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

— Ce fut mon cas aussi, quand je quittai ma bonne ville de Québec trente ans passés. Très modeste notaire. Je voulais vivre de ma vie, retiré, paisible, jouissant des humbles revenus de mon illustre profession. Mais voilà qu’à l’improviste mon nom fait bruit, les journaux font des histoires, ma personne est mise en relief au point que l’honorable Chambre des Notaires m’offre son fauteuil présidentiel. Retenu par ma modestie, je refuse. Mais on prétend me forcer… Cela me dégoûte. Puis, je vends mon étude et je file aux États-Unis où, il est vrai, je trouve la tranquillité, mais où je meurs de nostalgie.

— Que le Destin a d’étranges voies ! murmura Alpaca rêveur.

— N’est-ce pas ?… D’un côté, la vie nous sollicitait à la large part de ses jouissances, de l’autre, la misère nous laissait entrevoir tous les mérites à gagner en marchant à sa suite. Et nous, impardonnables idiots, nous avons cru l’infâme trompeuse ! Durant un quart de siècles nous avons erré, vivant et mourant de soif et de faim !

— Oui, de soif et de faim… gronda Alpaca. Notre ventre affamé menaçant sans cesse de crevaison, notre estomac exténué, nous sommes arrivés jusqu’à ce jour où nous demeurons encore titubants entre la faim et la soif qui nous sollicitent à tour de rôle ou toutes deux en même temps. Juste Ciel !… quand je pense qu’un tout petit fromage, sans rien ôter aux autres, raccommoderait si bien l’estomac et le ventre !

— Penser qu’un seul petit verre nous pourrait faire oublier notre calvaire et bénir la main charitable qui nous l’aurait versé !

— Sainte-Vierge ! soupira doucement Alpaca, en élevant ses regards vers le firmament…

— Satan ! rugit Tonnerre avec un geste de menace.

— Maître Tonnerre, reprocha sévèrement Alpaca, vous devenez impie !

— Et vous stupide, Maître Alpaca !

— Je bénis mes souffrances !

— Moi, je les maudis ! Puis-je bénir la main qui me frappe ?

— N’avez-vous pas baisé la main qui vous fouettait au cirque lorsque vous ne parveniez pas, d’un premier coup d’essai, à vous tenir en équilibre sur la pointe de votre crâne ?

— C’est vrai, avoua candidement Tonnerre en baissant la tête. Oh ! ce n’est pas ma faute, vous savez, c’est mon tempérament…

— Oh ! je vous connais, Maître Tonnerre, sourit avec complaisance Alpaca. Vous avez la langue vive, mais le cœur sur la main.

— Oui, c’est vrai, maudite langue, jura Tonnerre avec humeur. Quand donc finirai-je…

— Chut !… souffla tout à coup Alpaca en dirigeant ses regards vers la sortie du pont.

— Quoi donc ?

— Prêtez l’ouïe de ce côté.

— Bon c’est fait.

— Écoutez encore !

Les deux compères purent entendre une auto dont les phares étaient éteints, s’approcher du pont puis s’arrêter.

Cinq minutes se passèrent, les deux hommes n’entendirent plus que le roulement sourd des eaux du fleuve. Mais soudain le bruit d’un objet lourd tombant, à l’eau les fit tressaillir. Ils s’entre-regardèrent un moment incapables de formuler leurs pensées. Puis le même bruit d’auto troubla le silence de la nuit et se perdit bientôt dans l’éloignement et vers la cité.

Tonnerre alors émit cette hypothèse :

— C’est peut-être un coffre-fort qu’on vient de jeter au fleuve !

— On pille les coffres-forts, Maître Tonnerre, on ne les jette pas à l’eau.

— C’est égal, je serais assez curieux de savoir qui on vient d’enterrer sous ce pont.

— Silence ! commanda sourdement Alpaca.

— Que voyez-vous ?

— J’entends quelque chose.

D’en bas montait un bruit assez semblable à celui que pourrait faire un être quelconque qui se débat avec désespoir dans l’eau.

Les deux hommes se regardèrent en frémissant.

— Une noyade ! fit Alpaca.

— Un crime ! ajouta Tonnerre.

— Une vie à sauver ! reprit Alpaca en enlevant d’un geste rapide sa redingote.

— Je vous suis, dit Tonnerre en jetant loin de lui son veston pour imiter l’exemple de son ami.

Les deux compères furent, la minute d’après, debout sur le parapet du pont.

— Souvenez-vous, Maître Tonnerre, prononça Alpaca d’une voix solennelle, que nous sommes deux anciennes étoiles du Cirque Ringling !

Et sans une hésitation, sans même mesurer du regard le gouffre sombre, Alpaca fonça tête première.

— Je me souviens… répliqua Tonnerre qui fendit l’espace à son tour.


X

LE SAUVETAGE


À deux secondes d’intervalle, les tranquilles échos de la nuit tressaillirent deux fois au bruit sourd de l’eau qui s’ouvre violemment sous la pesanteur d’un corps et qui rejaillit comme un crépitement de grêlons.

Puis on entendit la voix brève et profonde d’Alpaca :

— Par ici, Maître Tonnerre !

— Me voilà, cher ami.

— Bien. Nagez près de moi !

— Voyez-vous quelque chose, cher Maître ?

— Oui… une forme diffuse qui flotte en avant de nous à cinquante pieds environ. Voyez plutôt !

— Par tous les testaments ! c’est un homme qu’on a jeté à l’eau.

— Erreur, Maître Tonnerre.

— Hein ! vous allez me démentir ! s’écria Tonnerre avec indignation.

— Ne nous emportons pas, cher ami, mais raisonnons. Si cela était un homme, nous ne verrions rien du tout dans ces flots d’encre, car de l’homme la tête seule surnagerait à fleur d’eau, telle votre propre tête, Maître Tonnerre, Or, pour distinguer une tête humaine de la distance où nous sommes, il nous faudrait tout au moins l’œil jaune du hibou.

— Que déduisez-vous, alors ?