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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

noirceur qui l’enveloppait de son voile funèbre et mystérieux à rallumer sa lanterne.

Enfin, une auto vint s’arrêter dans la rue, et l’instant d’après, Fringer parut.

Parsons, alors, soupira d’allègement, et retrouvant son audace, il commanda d’une voix basse et rude :

À l’œuvre et vite !

Les deux hommes transportèrent la jeune fille toujours évanouie dans l’auto stationnée devant la grille du parterre. Puis les deux bandits montèrent à l’avant de la machine.

Où allons-nous ? interrogea Fringer en se mettant au volant.

— Pont Victoria !… répondit Parsons.

La voiture partit…


IX

LE PLONGEON


À peu près à la même heure, deux individus de mine piteuse cheminaient lentement sur le Pont Victoria en direction de l’île de Montréal. Ils avançaient d’un pas lourd et tramant, comme harassés de fatigue. Ils demeuraient silencieux.

La nuit était fraîche, sans lune, vaguement éclairée par les rayons des étoiles et par la prodigieuse gerbe de lumières qui, là-bas, s’élevait au-dessus de la cité et embrassait la voûte des cieux comme le reflet d’un brasier gigantesque.

Sous le pont, à près de cinquante pieds du tablier, roulaient les eaux du fleuve sur la surface desquelles venaient s’éteindre les lueurs de la cité.

À deux cents verges environ de la sortie du pont les deux nocturnes voyageurs s’arrêtèrent d’un commun accord, posèrent leurs coudes sur le parapet et laissèrent leurs regards mornes flotter sur ce cahot énorme et vertigineux que présente à distance une grande ville moderne.

Au physique ces deux hommes présentaient un curieux contraste. L’un atteint six pieds de taille. Il est droit comme un pin, avec des épaules carrées, une poitrine bombée, et il a la démarche raide et mesurée du militaire. Ses cheveux et sa barbe sont très noirs, et cette barbe, dont il semble avoir un soin particulier, est taillée en pointe au menton. Des moustaches très longues, étirées à la Napoléon, lui donnent un air redoutable. Sa figure est maigre et pâle, et la barbe noire en accentue la pâleur. Ses yeux bruns assez beaux, sont froids et graves.

Le melon qui orne l’occiput de l’homme est jaune, cassé, frangé aux bords, et atteste une longue existence. L’inconnu est sanglé dans une redingote roussie, usée, effilochée, qui tombe sur un pantalons de nuance claire ; et le pantalon, comme la redingote, n’est plus qu’une loque.

L’autre personnage est gros, court, ventru. Sous un feutre mou débraillé et campé en bataille sur l’oreille gauche, est blotti un crâne déplumé qu’orne seulement autour des oreilles et sur la nuque une couronnes de cheveux gris et longs. Cet homme a une figure rubiconde et joviale, et une paire de petits yeux très vifs, d’un bleu très pâle, brillent malicieusement sous des sourcils en broussaille et presque blancs. Sa figure est soigneusement rasée et, en dépit de ses cheveux gris, elle lui donne un air plus jeune. Il est vêtu d’un de ces complets de ville quelconques qu’on achète chez les fripiers pour quelques dollars. Bref, comme son compère en redingote. notre second voyageur n’a pas l’air de porter la fortune avec lui. Son veston fripé est percé aux coudes, un large accroc dans le dos est mal dissimulé par des épingles, et la culotte tombe en ruine. Et quant aux souliers qui terminent la toilette de ces deux voyageurs pédestres, disons seulement qu’ils sont joliment éculés.

À présent, quel peut être l’âge de ces deux hommes ? Il est assez difficile de donner une réponse juste ; mais le premier est certainement dans la quarantaine, et dans la quarantaine avancée. Le deuxième est sûrement rendu au-delà de la cinquantaine.

Ils s’étaient donc accoudés au parapet du pont. Silencieux et poussant à tour de rôle d’énormes soupirs, ils semblaient s’abîmer en des pensées qui étaient loin d’être de la plus belle gaieté.

Enfin, l’un d’eux, le petit vieillard, rompit le silence et demanda d’une voix un peu aigrelette :

— Eh bien ! mon cher Alpaca, que déduisez-vous de notre présente situation ?

L’autre répondit d’une voix basse, profonde, presque caverneuse, lente et posée en même temps, et non sans une certaine prétention au beau langage :

— J’en déduis un seul point, Maître Tonnerre…

— Et ce point ?

— Que la vie a deux portes seulement !

— Deux portes ?… Ah bah ! Quelles sont-elles, s’il-vous-plaît ?

— La porte par laquelle on entre et celle par laquelle on sort !

— Et à quoi donc vous mène cette savante déduction ? interrogea avec ironie le premier interlocuteur.

— À la porte de sortie ! répliqua froidement l’homme appelé du nom singulier de « Alpaca ».

— À la porte de sortie !… s’écria l’autre ébaubi.

— Indubitablement, Maître Tonnerre. Car si vous avez bien suivi ma « savante déduction » selon votre ironique expression de tantôt, vous vous pénétrerez de ce jugement sans appel : à moins d’une bouchée de pain miraculeuse d’ici douze heures, ce qui portera l’état de compte de nos Quatre-Temps et Vigiles à cent vingt-trois heures deux minutes une seconde, pour être précis, nous sortirons de ce monde.

— Pour entrer dans l’autre !… soupira comme avec un amer regret celui qui répondait au nom formidable de « Tonnerre ».

— Vous l’avez dit. Seulement, cet autre monde — le monde meilleur comme se plaisent à dire les optimistes versés dans l’étude stupide des mondes inconnus, improbables et introuvables — sera pour nous, pauvres moissonneurs de misères, rempli de grandioses et éternels festins !

Et cet homme grave, très grave, esquissa un sourire narquois.