Page:Lebel - La valise mystérieuse, 1930.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
LA VALISE MYSTÉRIEUSE

le se tenait Miss Jane, un regard ardent. Pour échapper à ce regard la jeune fille se rejeta brusquement en arrière en murmurant ce nom :

— Fringer !…

Et Fringer dont le rapide coup d’œil n’avait pu atteindre celle qu’il aura voulu surprendre, gagna la rue Sainte-Catherine.

Miss Jane avait rapidement endossé un manteau léger, s’était voilée, et à la hâte s’était jetée à la poursuite de Fringer. Malheureusement elle avait encore trop tardé : lorsqu’elle atteignit l’angle de la rue Sainte-Catherine, elle ne put retrouver, dans la cohue de passants qui s’y pressait, la silhouette du jeune homme.

Le désappointement amena une sourde imprécation sur les lèvres rouges de la jeune fille. Mais elle tressaillit aussitôt de joie en voyant le colonel Conrad descendre d’un tramway. Elle le vit s’engager dans la rue Metcalf, le torse cambré, la poitrine en avant, l’air arrogant et faisant tourner au bout de ses doigts son inséparable stick.

— Miss Jane le suivit de loin. Le colonel rentra chez lui. La jeune fille alla reprendre son poste d’observation derrière la fenêtre de son parloir.

Deux heures s’écoulèrent, sans qu’aucun incident nouveau se produisit.

Mais vers huit heures, au moment où la nuit venait, le colonel quitta son domicile. Cette fois il était vêtu d’un habit de ville. Miss Jane remarqua que le colonel, tout comme avait fait Fringer, lançait de son côté un coup d’œil curieux.

— Plus de doute, pensa la jeune fille, ma présence en cette maison a été signalée !… Comment ?… Par qui ?…

Elle ne prit pas le temps de chercher une réponse à ces deux questions ; elle sortit rapidement et se mit à suivre l’officier.

Le colonel, d’un pas leste, avait pris la rue Sainte-Catherine et marchait vers l’est de la cité.

Miss Jane le suivait à vingt pas en arrière.

Le colonel, au bout de dix minutes, tourna sur la rue Bleury, qu’il descendit jusqu’à la rue Lagauchetière. Il enfila cette rue à gauche et alla s’arrêter devant une maison de pauvre apparence en laquelle il pénétra en se servant d’une clef. La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée et un étage. Les fenêtres de cet étage étaient éclairées, mais celles du rez-de-chaussée étaient obscures.

— Un vilain trou, tout de même, pour un colonel ! remarqua la jeune fille.

Elle dissimula sa présence dans un passage noir voisin de la maison et attendit.

Une demi-heure s’écoula.

Un homme sortit de la maison, passa devant le passage où était Miss Jane et gagna Bleury et Sainte-Catherine. La jeune fille n’avait pu voir les traits de cet homme, mais elle reconnaissait qu’il avait la même taille que le colonel. Elle s’était, à tout hasard, attachée à ses pas. L’homme s’arrêta à l’angle de la rue Sainte-Catherine et Bleury comme pour y attendre le passage d’un tramway. Là, dans la profusion de lumière, Miss Jane voulut voir à qui elle avait affaire, car elle doutait bien que cet homme ne pouvait être que le colonel. Elle s’approcha discrètement, d’ailleurs les nombreux passants lui facilitaient sa manœuvre. L’instant d’après elle put regarder l’inconnu… Non, ce n’était pas le colonel Conrad.

Une forte déception se manifesta sur ses traits, puis elle se mit à scruter la physionomie de l’inconnu. Comme elle l’avait déjà remarqué, l’homme avait exactement la même taille que le colonel, seulement, au lieu de la moustache rousse coupée en brosse, cette homme portait une énorme barbe noire et si touffue qu’on ne lui voyait que les yeux et le nez. Miss Jane perdit aussitôt son impression de désappointement et ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique. Et tandis que l’homme barbu de noir — que Kuppmein eût fort bien reconnu pour Peter Parsons — prenait un tramway en direction de l’ouest de la ville, la jeune fille reprenait le chemin de son domicile et songeait :

— Allons ! Kuppmein avait peut-être raison quand il m’assurait que ce Peter Parson est de première force ! Mais bah ! Miss Jane vaut bien un Peter Parsons et même deux !


VIII

NUIT DE CRIMES


Nous ramènerons nos lecteurs dans cette maison de la rue Dorchester que Kuppmein avait appelée « nos quartiers généraux. »

Il passe dix heures de ce même soir.

Au premier étage de la maison, dans cette petite pièce d’arrière que nous connaissons, Kuppmein et Grossmann sont en dispute.

Le premier arpente la pièce d’un pas rude. Sa figure est sombre, ses longues moustaches menaçantes, et ses gestes, quand il parle, sont violents.

Grossmann, enfoui dans un fauteuil, sa face de monstre renfrognée, le feutre sur les yeux, la pipe aux dents et louchant terriblement, semble épier sournoisement Kuppmein.

Un silence s’était fait entre les deux hommes. Puis Kuppmein s’arrêta subitement devant son associé et dit, la voix grondante :

— Ainsi donc, Grossman, tu refuses obstinément de « marcher » !

— Obstinément ! répéta l’autre en mordant dans le mot.

L’œil bleu de Kuppmein lança un éclair farouche.

— Pourtant, reprit-il sans modifier le ton de sa voix, je t’ai fait part de la dépêche reçue de Rutten. Tu dois savoir que le Capitaine n’a pas la manie de plaisanter en affaires.

— D’abord, je me moque de ta dépêche, répliqua Grossmann de sa voix grossière. Ensuite, j’ai des instructions particulières de Rutten lui-même me recommandant la plus stricte économie et de bâcler l’affaire au meilleur compte possible. Or, tu prétends avoir négocié avec ce Parsons, qui nous a joués, pour la somme de vingt mille dollars, et moi je dis que c’est trop cher, attendu qu’il est encore possible de nous emparer de la marchandise sans bourse déliée.

— Tu te fais illusion, Grossmann. L’homme en possession des plans et du modèle est plus fort que tu ne penses. Son coup de hardiesse et le succès qui l’a couronné en sont la preuve irrécusable. Sans compter qu’il agit tout à fait seul,