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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

fumait son cigare et buvait à petites gorgées du Scotch Whiskey. Près de lui se trouvait un guéridon sur lequel étalent posés une bouteille de Scotch et un syphon.

Le colonel avait une mine réjouie. Mais de temps à autre, cependant, une ombre passait dans ses yeux jaunes. Quelques vilains soucis osaient-ils venir troubler ses joies ? Une chose certaine, lorsque ses regards fixaient une porte devant lui, il était secoué durement, et ses yeux jetaient des éclairs d’indignation. Mais pourquoi s’indigner, lorsque la vie nous est si belle ? Certes, la vie était belle, très belle même pour le colonel ; mais une contrariété était survenue ce matin-là : pendant une heure il avait, à coups de clochette répétés, appelé son ordonnance, Tom, et Tom était demeuré sourd à l’appel.

Tom était-il donc sorti ? Peut-être n’était-il pas rentré du tout la veille au soir, ainsi que cela lui arrivait quelquefois. Car si la morale se relâchait en ces temps de tourmente, la consigne ne se ressentait pas moins des effets de cette même tourmente.

Mais juste au moment où sonnaient dix heures, un pas lourd fit craquer le plancher d’une pièce voisine.

Le colonel crut reconnaître ce pas, et aussitôt il saisit une petite clochette sur sa table et l’agita frénétiquement.

À cet ultimatum vibrant un grognement de bête répondit, et la porte qu’avait regardée le colonel fut poussée d’un coup de pied. Dans l’encadrement parut une tête à cheveux noirs et crépus avec une figure blême, maladive et chafouine, une figure sans barbe et rasée de frais. Cette tête était juchée sur un corps mince et fluet et le corps engainé dans un uniforme khaki.

Cet homme s’arrêta sur le seuil de la porte et dit seulement en faisant le salut militaire :

— Présent, monsieur !

— À la bonne heure ! gronda le colonel. Depuis un siècle que j’appelle.

— Un siècle, fit l’homme avec ébahissement. Diable, monsieur, vous voilà plus que centenaire en peu de temps !

Et grimaçant narquoisement l’homme fit quelques pas vers l’officier.

— D’où sors-tu, animal ? interrogea le colonel sans paraître tenir compte de la remarque irrévérencieuse de son subalterne.

— De mon lit, monsieur. Et je regrette…

— C’est bon. Que faisais-tu dans ton lit ?

— Dame… qu’est-ce qu’on fait dans son lit où l’on est seul à rêver ?

— Tu te permets de rêver, maintenant ? interrompit le colonel sur un ton sévère.

— Hélas !… soupira l’ordonnance en levant un œil vers le plafond, le cœur, vous savez bien, n’a jamais de repos !

— Que veux-tu dire ? demanda l’officier sur un ton plus radouci ; car le mot « cœur » lui faisait toujours entrevoir une aventure galante, soit passée soit prochaine, espèce d’aventure dont il était très friand.

— Je veux dire que je rêvais de cette jeune fille d’en face, qui n’habite là que depuis hier.

L’officier parut très intéressé par cette nouvelle.

— Ah ! ah ! ricana-t-il, en pourléchant ses lèvres épaisses. Tu as bien dit « une belle jeune fille » n’est-ce pas ? Mais sais-tu son nom, au moins ?

— J’ai pu, mais non sans peine, faire jaser la maîtresse de maison.

— Eh bien ?

— La jeune fille s’appelle… MISS JANE.

— Miss Jane ! répéta le colonel, comme s’il n’eût pas bien saisi.

— Oui. Miss Jane, monsieur !

— Et, tu as dit encore qu’elle est jeune et jolie ? Répète-moi ça. Tom !

— J’ai dit jeune, de ce qu’il y a de plus jeune… une enfant de grâce et de fraîcheur. J’ai dit jolie, c’est vrai ; mais j’aurais dû dire belle… oui, monsieur, belle à vous culbuter la cervelle !

D’un bond le colonel se mit debout, acheva de vider son verre et commanda :

— Tom, aide-moi à m’habiller, je sors. Mais auparavant, bois ça ! Et il tendit à son ordonnance la bouteille de Scotch en laquelle il restait à peine l’épaisseur d’un doigt.

Sans façon, Tom porta le goulot à sa bouche et en deux glouglous mit la bouteille à sec. Et, tandis qu’un sourire goguenard errait sur ses lèvres blanches, il habilla l’officier.

Dix minutes après, le colonel, dressé, guindé, ganté et le stick à la main, se contemplait dans un miroir avec une vanité féroce, puis s’apprêtait à sortir.

Mais avant de quitter son appartement, il parut se raviser.

— À propos, Tom, fit-il, n’as-tu pas dans ta poche dix dollars de trop ?

— Dix dollars de trop !… s’écria Tom avec un ahurissement comique ; je n’ai même pas un sou de trop. Me pensez-vous le Trésor National, par exemple ?

— Non, je sais bien. Seulement, vois-tu, mon cher Tom, reprit l’officier sur un ton doucereux qui ne lui allait pas le moindrement, si tu me prêtais dix dollars ce matin, je te les rembourserais ce soir et au centuple.

— Ce soir ? dites-vous.

— Pas plus tard que ce soir, je te l’assure. Je te le jure même sur mon honneur : car ce soir j’aurai de quoi remplir ma caisse à tel point qu’elle débordera.

— Parfait, monsieur, j’aurai soin du débordement, je m’y connais.

— Ainsi donc ?… supplia le colonel en tendant la main.

— Diable ! diable ! monsieur, grommela l’ordonnance en se grattant le nez, je ne suis pas la Banque, vous savez ?

— Oui, je sais… Cependant…

— Cependant… si vous savez compter, monsieur, interrompit Tom, ça fait, aujourd’hui, dix… avant-hier, dix… et avant-hier dix encore ! Voilà donc, si je ne me trompe, soixante dollars au centuple…

— Quarante, corrigea le colonel.

— Vous ne savez pas compter, monsieur. J’ai dit soixante, et j’ajoute que c’est grave, très grave, monsieur !

— Qu’importe, je payerai !

— Je sais bien, seulement…

— Ainsi, tu ne veux pas ? demanda le colonel en prenant un ton sec et froid.