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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

143 B. À la femme de la maison qui le reçut il demanda en un français haché :

— Monsieur Pierre Lebon ?

— Il est absent, monsieur.

— Pour longtemps ?

— Je ne sais pas.

— Puis-je attendre son retour quelques minutes ?

— Certainement, monsieur, entrez.

Et la femme s’effaça pour laisser passer cet homme étrange avec sa grosse valise.

Une fois la porte fermée, la brave femme dit à son visiteur :

— Si vous désirez monter chez Monsieur Lebon, vous y trouverez des journaux qui vous aideront à passer le temps ?

— Vous êtes bien aimable, madame, j’accepte avec plaisir.

L’instant d’après, l’homme était dans la place.

Or, au moment où cet inconnu pénétrait dans la maison, un homme, porteur lui aussi d’une grosse valise jaune, s’arrêtait subitement avec une physionomie empreinte d’ébahissement à la vue de l’autre qui le précédait avec sa valise également jaune et de forte dimension aussi.

Ce nouveau venu, c’était Grossmann.

Il fut secoué par un funeste pressentiment, et murmura :

— Où va cet homme avec sa valise ?… Il n’habite sûrement pas la maison, puisqu’il a parlementé avec la femme du logis ! Attendons, nous verrons bien !… Du reste, il n’est encore que neuf heures et demie… j’ai du temps.

Bien que la soirée fût belle, les promeneurs étaient peu nombreux. Grossmann déposa sa valise sur le trottoir et se mit en train de suivre le conseil que lui avait donné Kuppmein au Palace Café : il alluma sa pipe. Seulement, il l’alluma sur la rue au lieu de l’allumer dans la maison et dans l’étude de Lebon. N’importe !

Ayant pris l’attitude nonchalante d’un homme qui attend quelqu’un, afin de ne pas éveiller l’attention et la curiosité des passants, il fuma et attendit.

Les minutes s’écoulèrent.

Grossmann fuma sa première pipe et en alluma une seconde. Puis, l’inquiétude et l’impatience le gagnèrent. Il commença de s’agiter et de jeter sur la maison où logeait Pierre Lebon des regards anxieux. L’homme à la valise ne revenait pas…

Un moment, il eut la pensée de tout risquer et d’aller frapper à la porte, et il grogna :

— Arrive qu’arrive, je saurai bien !

Brusquement il saisit sa valise, fit quelques pas incertains vers la maison, puis s’arrêta tout à coup saisi d’une appréhension quelconque. Il murmura avec humeur :

— Le diable emporte l’animal qui est entré là !… Et moi, vais-je entrer ? Ou vaut-il mieux attendre encore quelques minutes ?… Que faire ?

Il tira furieusement les poils de sa barbe inculte. Puis, prenant une nouvelle résolution, il grogna :

— Oui, je vais attendre encore… dussé-je attendre deux heures !

Il reposa sa valise sur le trottoir.

Sa montre qu’il consulta indiquait dix heures.

Il tressaillit. Puis, nerveusement, il bourra sa pipe pour la troisième fois.

Mais au moment où il allait frotter une allumette, une main le toucha à l’épaule.

Il sursauta, se retourna d’une pièce et reconnut, non sans surprise, la figure maladive et tourmentée de Fringer.

— Après quoi, diable, cours-tu ? interrogea-t-il de sa voix rogue.

— Après le modèle, simplement.

— Le modèle !… s’écria Grossmann plus stupéfait encore.

— Oui, où est-il ?

— Dans la maison donc !

— Tu n’es pas entré encore ?

— Tu le vois bien, puisque j’attends.

— Et qu’attends-tu ?

— Que l’autre en sorte, mort-du-diable !

– L’autre !… dit Fringer qui eut peur de comprendre.

— Eh bien ! oui, un autre individu, armé, lui aussi, d’une valise de la dimension de la mienne.

— Malédiction ! rugit Fringer.

— Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Il me prend que nous sommes joués des deux côtés !

— Que veux-tu dire ? s’écria Grossmann, ébaudi.

— Je veux dire que cet homme avec sa valise m’a précédé au bureau de Conrad et a volé les plans que nous nous étions réservés.

— Mort-Dieu ! dis-tu vrai, Fringer ?

— Regarde plutôt ! répliqua l’autre en indiquant la maison où domiciliait Lebon.

À cet instant même l’homme barbu de noir sortait, toujours avec sa valise à la main, saluait la femme de la maison avec une grande révérence, gagnait le trottoir et se dirigeait vivement vers la rue Sainte-Catherine.

Grossmann sacra, Fringer jura, et tous deux, de commun accord, partirent à pas de loup derrière l’inconnu.

Mais quand ils arrivèrent sur la rue Sainte-Catherine, l’inconnu venait de sauter dans un auto qui, à toute vitesse, s’éloignait vers l’ouest de la cité.

Grossmann et Fringer demeurèrent un moment là plantés et stupides d’hébétement.


V

UNE RENCONTRE INATTENDUE


Au Palace Café, Kuppmein avait dit, après ses deux associés : — Et moi, pas plus tard que dix heures et quart, je vous attendrai rue Dorchester.

En effet, dix heures étaient à peine sonnées que le gros allemand s’arrêtait devant une maison à deux étages, d’assez bonne apparence, située à quelques pas du Square Dominion. Cette maison s’élevait au milieu d’une petite cour plantée de peupliers et envahie par les herbes sauvages. La maison et son parterre avaient un air abandonné. Une clôture de fer entourait maison et parterre, et cette clôture était fermée par une grille. Une vingtaine de verges séparaient la maison de la rue. Nulle lumière ne jetait le moindre reflet au travers des persiennes closes.