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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

Maintenant, retournons dans le premier cabinet et voyons ce qu’on y disait. Kuppmein parlait, mais non de cette voix souple et mielleuse que lui connaissait James Conrad, mais d’une voix à l’accent rude, guttural et autoritaire.

— Je vous l’ai déjà dit, Grossmann, et je t’ai prévenu, Fringer, que les plans du Chasse-Torpille de Lebon ne devaient sortir des mains de l’inventeur que pour passer dans les nôtres. Nous aurions eu ça pour rien, quand, aujourd’hui, un million de dollars n’enlèverait pas l’affaire des mains de Conrad. Or, nos instructions étaient, comme elles le sont encore du reste, de nous approprier les plans et le modèle du Chasse-Torpille coûte que coûte. Mais à cette heure que l’argent devient impuissant, qu’allons-nous faire ?

— Les enlever ! dit Grossmann sur un ton bourru.

— Qui les enlèvera du coffre-fort dans lequel je les ai vus cet après-midi ?

— Moi ! dit Fringer sur un ton résolu.

— Très bien, approuva froidement Kuppmein. Maintenant reste la question des vingt mille dollars que Rutten nous a envoyés de New-York et dont, toi Grossmann, tu es le dépositaire.

— Je les ai ici, admit Grossman en posant une main sur le côté gauche de son veston.

— Ces vingt mille dollars, continua Kuppmein, étaient destinés à ce versement à titre d’acompte sur l’achat des plans du Chasse-Torpille, — achat que j’avais estimé au prix maximum de cinquante mille dollars.

— Eh bien ? demanda Grossmann.

— Eh bien ! si nous enlevons ces plans — manœuvre qui simplifiera joliment la transaction — que ferons-nous de l’argent reçu ?

— Nous le retournerons à celui qui nous l’a envoyé, dit Grossmann.

— C’est juste, approuva Kuppmein en regardant Fringer d’une certaine façon.

— Je loue ta probité, Grossmann, s’écria Fringer sur un ton satirique et en clignant de l’œil à Kuppmein.

Mais Grossmann, qui mangeait de fort bon appétit, n’ayant pas surpris les regards étranges échangés entre ses deux associés, pensa :

— En toute justice ces vingt mille dollars devraient me revenir et, mieux, me rester à titre de rémunération de mes services passés… donc, je les garde pour moi… pour moi seul !

Durant quelques minutes le silence s’établit entre ces trois hommes dont nous avons, dès maintenant, un aperçu de leur moral.

Et pendant ce silence Kuppmein versait dans son café la goutte de lait qu’on lui avait servi dans un minuscule pot à lait de porcelaine imitée, puis il y laissait tomber d’une cuiller un petit carré de sucre blanc.

Fringer rongeait l’os de son “Round Steak”.

Grossmann avalait des pommes de terre frites accommodées de certaine sauce aux petits pois verts.

Après avoir siroté son café, Kuppmein rompit le silence.

— Donc, dit-il, il est entendu que nous enlèverons les plans, et que Fringer se chargera de l’opération.

— Il ne faut pas oublier le modèle ! émit Fringer.

— Je m’en charge ! déclara Grossmann.

— Et moi, reprit Kuppmein, vu que mes instructions étaient de conduire les opérations d’achat et de surveiller le transport de la marchandise de Montréal à New-York, où Rutten doit prendre sur sa responsabilité son expédition en Allemagne, et attendu que les dites négociations sont devenues irréalisables, je me charge de diriger les nouvelles opérations. Or, pour toi, Fringer, qui s’attribue l’opération la plus délicate, voici là, où et comment tu vas procéder.

Et à voix plus basse Kuppmein fit une description parfaite du bureau de James Conrad. Puis, sur une feuille de papier il traça un croquis représentant la combinaison du coffre-fort, et, par quelques coups de crayon en forme de flèches, il indiqua la manœuvre à exécuter, Fringer prit le papier et étudia attentivement l’ébauche faite par Kuppmein.

— Et toi, Grossmann, poursuivit-il, tu te muniras d’une valise de pas moins de trente-six pouces en longueur, de huit en largeur et de douze en profondeur. Puis, vers les neuf heures et demie, ce soir même, tu te rendras rue Saint-Denis au No 143b. Là, tu demanderas Pierre Lebon. On te répondra qu’il est absent. Je me chargerai de cette absence, s’il le faut. Puis, comme tu parles un assez bon français, tu t’annonceras comme un parent quelconque du jeune homme, expliquant, par exemple, que tu arrives de Québec pour venir visiter ton neveu. Comme ces Canadiens sont très hospitaliers, on te priera d’entrer et d’attendre le retour de Lebon. Mais comme tu apportes dans ta valise des cadeaux pour ton neveu, tu te feras conduire à son appartement au premier étage. Là, dans un petit cabinet d’étude, tu verras une table placée à peu près au centre, et sur la table le modèle en question. Tu placeras ce précieux objet dans ta valise, tu prendras un siège et tu allumeras, avec toute la tranquillité d’un oncle chez son neveu, ta vieille pipe « d’écume de mer » comme on dit dans le pays. Au bout d’un quart d’heure environ, tu te sentiras très ennuyé d’attendre le retour de ton neveu. Alors, tu souhaiteras « bonne nuit » aux gens du rez-de-chaussée, en ayant soin de les prévenir que tu reviendras probablement le lendemain. Et le tour sera fait !

— Où nous retrouverons-nous ? interrogea Grossmann de son accent toujours bourru.

— À nos quartiers généraux, rue Dorchester.

— Très bien.

— Ainsi donc, reprit Kuppmein, les rôles sont parfaitement définis et clairement compris ?… Toi, Grossmann, et toi, Fringer, vous êtes certains tous deux, n’est-ce pas, de votre mission particulière ?

— À dix heures et quart au plus tard, je serai là avec le modèle, déclara Grossmann,

— À dix heures et quart au plus tard, dit Fringer à son tour, je serai rue Dorchester avec les plans.

— Et moi, compléta Kuppmein, à dix heures et quart au plus tard, je vous attendrai rue Dorchester.

Sur ce les trois Allemands finirent tranquillement leur souper.