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LA VALISE MYSTÉRIEUSE

— J’ai là dans ce panier quantité de vieilles lettres, personnelles et autres, que je désire voir classifiées. Peut-être même se trouve-t-il quelques lettres importantes auxquelles j’aurais pu omettre de répondre. Pourriez-vous, ce soir, venir passer une heure ici et mettre la chose à l’ordre ?

— Avec plaisir, monsieur, comptez sur moi ! L’œil du colonel, à cette seconde, brilla étrangement.

— Merci, dit Conrad.

Henriette réintégra son cabinet, et James Conrad se mit en train de signer les nombreuses lettres.

Le colonel se leva, fit tourner son stick au bout de ses doigts et se dirigea vers la porte.

— Tu t’en vas ? demanda Conrad.

— Avez-vous quelque chose de particulier ? fit le colonel en s’arrêtant.

— Non. Mais je voulais t’emmener souper à la maison.

— Merci, mon oncle. J’ai un rendez-vous très important vers six heures. Une autre fois… Il sortit en sifflant.

Lorsqu’il fut rendu sur la rue Saint-Jacques, il murmura :

— À présent, il s’agit de retrouver Kuppmein et de le surveiller…


III

LA TRAME


Non loin des grands magasins Morgan & Cie, rue Sainte-Catherine, se trouvait un restaurant des plus à la mode. À elle seule son enseigne était une révélation : ce restaurant s’intitulait : THE PALACE CAFE.

Naturellement, en un tel endroit n’entraient que les gens à grosses bourses et de réputation honorable. Disons encore que le lieu n’était fréquenté que par les Anglais, ou plus justement par les clients de langue anglaise, attendu que le personnel était exclusivement anglais.

Pénétrons dans ce café. Il est huit heures du soir de ce même jour. Le restaurant est tout illuminé, mais il n’est guère de convives dans la salle commune, on n’y découvre que trois ou quatre employés de magasin. Le personnel, filles et garçons, est retiré dans la cuisine d’où l’on perçoit le train-train de leur conversation coupée d’éclats de rire.

À gauche, le long du mur, se trouve une série de cabinets dont deux seulement sont occupés. Dans le premier sont trois convives, et parmi eux nous pouvons de suite reconnaître ce personnage énigmatique, richement mis, important et prétentieux, la face grasse et fleurie, que nous avons vu au bureau de James Conrad : c’est le sieur Kuppmein.

Vis-à-vis ce dernier est un gros et grand gaillard — un colosse à la mine redoutable — mis également avec la même recherche dont avait l’air de faire parade le gros Kuppmein, Et ce colosse possède une tête forte et ronde recouverte de cheveux jaunes, longs et mal léchés, un front carré, des sourcils ayant la nuance des cheveux, épais et tombant sur des yeux rouges, il y a cependant entre les deux une nuance : l’œil droit est rouge-sang, le gauche est écarlate, et cela fait une impression fort curieuse sur qui regarde cet homme. Par surcroît, et l’impression curieuse s’amplifie énormément de ce fait, l’un et l’autre de ses deux yeux semblent s’en vouloir à mort, car tous deux louchent terriblement, l’un vers l’autre, ils jettent à certains moments des regards féroces. Pour terminer ce portrait, un nez très gros, vert, cramoisi, déformé, surplombe des lèvres épaisses et brutales que, par bonheur, une barbe rousse, touffue et d’aspect inculte cache à demi.

À considérer cette tête mal faite, hors de proportion et d’équilibre, on aurait pensé que le mystérieux Créateur de l’humanité, au lendemain de la Création, s’était trouvé, contre ses calculs, avec un surplus de cheveux jaunes, d’un crâne hideux, d’un front trop carré, d’une paire d’yeux dissemblables, d’un nez crochu, d’une bouche de mastodonte, et deux oreilles — de marque différente elles aussi, tant l’une était plus large et plus velue que l’autre — et que, soudainement embêté et ne sachant trop que faire de ces restes disparates… oui, on aurait tout simplement pensé que la Créateur de ces restes avait fait la tête de Grossman. Car tel était le nom du gaillard en question, nom à consonnance « hunnique » également, et avec une telle tête ce gaillard était littéralement grotesque.

Quant à son âge, il eût été difficile de préciser ; mais il devait être pour le moins dans la quarantaine.

Le troisième personnage, assis du côté de la muraille, ne possédait pas, peut-être, un physique aussi intéressant. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, assez grand, mais mince et fluet, avec une tête un peu longue et à cheveux noirs crépus. Il avait d’assez beaux yeux, de nuance brune, mais des yeux un peu fureteurs et très sournois, de sorte que son regard, plutôt fuyant, accusait le rusé et l’intrigant, sinon le coquin. Sa figure, blême, maigre, tirée, avait un aspect maladif. Mais ce qui surtout attirait l’attention dans cette figure, c’était l’énorme moustache très noire qui la barrait et dont les pointes étaient — révérence faite — tournées en queue de cochonnet. Et ce troisième personnage se nommait Fringer.

Dans le cabinet voisin il n’y avait qu’un seul convive, et ce solitaire demeurait immobile et comme pétrifié devant ses plats fumants. Seuls, une paire d’yeux jaunes et brillants vivaient dans cet homme. Un observateur eût remarqué, par la position de sa tête légèrement tournée et penchée vers la cloison qui le séparait du cabinet où dînaient les trois allemands, que cet homme écoutait ce qui se disait de l’autre côté. Et bien que de cet autre côté l’on parlât à voix basse, les paroles tombées des lèvres arrivaient assez distinctement aux oreilles de l’écouteur.

Cet inconnu avait un aspect sombre et funèbre avec son vêtement tout noir, ses cheveux noirs pommadés, luisants et lissés qu’une ligne droite et bien tirée séparait au beau milieu de la tête. En plus, il portait une barbe également très noire, très épaisse et en broussaille, de sorte que dans cette broussaille de poils de jais on ne pouvait voir que les yeux et le nez de ce noiraud.