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LA PETITE CANADIENNE

— C’est ce que j’ai pensé aussi.

— En ce cas, entrons dans l’hôtel et tâchons de voir ce qui s’y passe…


II

OÙ LES VIEUX AMIS SE RETROUVENT


Notre lecteur a sans doute reconnu, dans les deux individus qui avaient précédé Fringer et Parsons dans l’hôtel, nos amis Alpaca et Tonnerre, que nous trouvons quelque temps après dans une chambre du premier étage.

Sous l’œil grave et pensif d’Alpaca, debout et bras croisés, Tonnerre a disposé, sur une table placée au centre de la pièce, deux bouteilles de cognac, un syphon, et un cabaret sur lequel scintillent de jolis verres de pur cristal. À côté du cabaret il a placé une boite qui contient des cigares de choix.

Et maintenant, après s’être reculé de quelques pas. Tonnerre considère le tout avec une satisfaction que prouve son large sourire.

— Vous ne pouvez nier, cher Maître de mon cœur, dit-il, que voilà une harmonie que vous contemplâtes rarement au cours de votre existence. Deux cognacs exquis par la ritulence, la marque et l’arôme : un vieux Frapin, et ce Hennessey que vous avez toujours trouvé super-délectable. Puis ce gentil et limpide syphon, dont le contenu, bien convenablement mélangé à l’une de ces liqueurs ou aux deux à la fois, vous donne toute la saveur d’un nectar. Enfin, ces cigares, qui feraient les délices d’un fin connaisseur… Vraiment, le président de la république ne saurait être plus royalement défrayé.

— Oui, Maître Tonnerre, tout cela est parfait, approuva Alpaca de sa voix profonde et grave.

— Vous voulez dire que l’arrangement, l’ordre et le choix sont parfaits ?… Mais vous allez me dire, à présent, si ces liqueurs sont parfaites aussi.

Et ce disant, Tonnerre se mit à remplir deux verres moitié de Frapin et moitié de syphon. Puis il enleva délicatement l’un des verres, l’éleva vers la lampe électrique suspendue au plafond, et le fit un instant miroiter.

Alpaca se rapprocha de la table pour suivre l’exemple de son compère.

Puis deux glouglous se confondirent et deux langues claquèrent.

Tonnerre, en reposant son verre vide sur le cabaret, prononça d’une voix attendrie :

— Jamais, Maître Alpaca, je me suis senti une telle envie de vivre !

— Et c’est justement un élixir de longue vie que votre vieux Frapin, Maître Tonnerre !

— Je la pense. Maintenant, de l’élixir de longue vie passons à l’élixir d’amour ! Ou plutôt, celui-ci, cher Maître, c’est la « jouvenescence » ! Vous allez voir…

Et Tonnerre, cette fois, prépara un mélange de Hennessey et de syphon.

Et de nouveau les deux amis rendirent un hommage au dieu de la vigne.

— Décidément, fit Tonnerre après un nouveau claquement de langue, et la figure de plus en plus rubiconde, la lèvre plus humide, l’œil plus brillant, celui-ci l’emporte sur l’autre par la délicatesse même de la saveur et la finesse de l’arôme. N’est-ce pas votre avis, cher Maître ?

— Mon avis, Maître Tonnerre, répondit Alpaca toujours sérieux, est que ces deux fines boissons sont également dignes l’une de l’autre. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous nous sommes déjà trop attardés et paraissons oublier les instructions de Monsieur William Benjamin.

— Au fait, dit Tonnerre, comment allons-nous procéder ?

— Le plus simple vous concerne : vous tiendrez compagnie à cette magnifique table, mais sans toutefois toucher davantage à ces liqueurs.

— Compris, cher Maître, je me contenterai de les regarder.

— Pour le reste, reprit Alpaca, je m’en charge. D’ailleurs, notre ami vient de descendre au bar, et il n’en remontera probablement qu’une fois sa soif apaisée.

— S’il avait idée que nous avons fait ces dépenses en son honneur ?…

— Il est certain qu’il regretterait de s’être rendu au bar, compléta Alpaca.

— Dites donc, cher Maître, pourquoi n’allez-vous pas l’inviter ?

— J’y songeais… et je songeais aussi comment il me faudrait m’y prendre. Mais j’ai déjà mon idée. Attendez-moi donc ici, Maître Tonnerre !

— C’est dit, et en attendant je fumerai ce cigare à votre santé.

Et Tonnerre alluma le cigare qu’il venait de choisir, et se laissa choir sur un fauteuil, tandis qu’Alpaca se rendait au bar de l’hôtel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comptoir du bar était garni de consommateurs qui devisaient sur les événements du jour, et dont les commandes de liqueurs étaient vivement exécutées par trois garçons empressés et empesés.

Alpaca remarqua vers le centre du comptoir un espace libre entre deux consommateurs étrangers l’un de l’autre, silencieux et dégustant leur chope de bière.

Dans l’immense glace du mur sur laquelle se reflétaient l’intérieur du bar et ses buveurs, Alpaca vit à sa gauche un petit vieux, grêle et maigrelet, au teint parcheminé, qui promenait sur le miroir un regard sournois et soupçonneux.

De temps à autre il levait sa chope et, sans quitter de l’œil le miroir, il avalait une gorgée de bière. Or, à l’un de ces moments il arriva que les regards sournois du petit vieux et ceux d’Alpaca se rencontrèrent sur la glace.

Les regards du premier parurent étudier avec une vive curiosité la barbe noire d’Alpaca et ses moustaches effilées à la Napoléon. Quant aux regards d’Alpaca, ils semblèrent s’éclairer subitement d’un rayon de joie, et en même temps les lèvres de notre compère dessinèrent un large sourire. Ce sourire parut impressionner tellement le petit vieux que ses yeux du coup quittèrent la glace et, après un demi-tour de la tête, se posèrent avec surprise sur la personne même d’Alpaca.

Celui-ci, à son tour, se tourna du côté du petit vieux et, pendant que s’amplifiait son sourire, il lui tendit silencieusement la main. Mais le petit vieux, avec son visage glabre sur lequel se