Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
LA PETITE CANADIENNE

— N’avez-vous pas ici comme locataire un certain capitaine Rutten ?

L’employé mit d’abord les deux pièces de monnaie dans sa poche, ébaucha un sourire qui valait un remerciement, examina Fringer d’un regard rapide, parut satisfait et répondit, avec cet air de chercher dans ses souvenirs :

— Rutten !… avez-vous dit ?… Non… je ne connais pas ça.

— Ah ! Ah ! dit Fringer quelque peu désappointé, vous ne connaissez pas le capitaine ? Pourtant, c’est bien ici qu’il loge, puisque j’ai là son adresse.

Et Fringer, ce disant, posait sa main droite sur le côté gauche de son veston.

— Oui, vous avez, l’adresse ? fit l’employé, laissez-voir. Peut-être qu’en lisant le nom, ajouta-t-il, je pourrai me rappeler.

Fringer mit la main dans la poche intérieure de son veston et en tira un calepin qu’il se prit à feuilleter activement.

— Diable ! murmura-t-il au bout d’un instant, j’avais justement sa carte dans ce calepin… L’aurais-je perdue ?…

Il fouilla sa poche…

— Eh bien ! reprit-il, c’est cela… j’ai perdu sa carte !

— Pouvez-vous me dire quelle sorte de type est ce Rutten ? demanda l’employé.

— Parfaitement… un type très curieux. Il faut l’avoir vu une fois seulement pour le reconnaître.

Et Fringer fit un portrait exact du capitaine. Mais il n’avait pas achevé que l’employé se frappait le front et disait :

— Attendez donc… je sais ce que vous voulez dire maintenant !

— Ah ! Ah !

— Je viens justement de monter l’homme au premier étage… cinq minutes à peine. Mais il ne loge pas ici.

— Ah bah !

— Non. Mais il y vient souvent, tous les jours presque. Oui, je le connais bien de vue.

— Savez-vous ce qu’il vient faire ici ?

L’employé cligna de l’œil, sourit, regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas observé, se pencha vers Fringer et dit à voix basse :

— Il a une amie là-haut… Vous comprenez ?

— Tiens ! tiens ! ricana Fringer, toujours galant ce vieux capitaine !

— Il y a de quoi aussi ! reprit l’employé en clignant deux fois de l’œil et en passant sa langue sur ses lèvres.

Fringer crut comprendre.

— Ah ! elle est gentille ? demanda-t-il.

— Et belle… belle à vous désespérer !

— Vous ne me dites pas… Et jeune aussi, j’imagine ?

— De dix-huit à vingt.

— Du tendre, quoi !

— Vous l’avez dit.

— Aussi, doit-elle posséder un joli nom ?… À moins qu’elle ne porte le nom d’un vilain mari ?

— Non, pas de mari du tout !

— Une vierge donc ?… se mit à rire Fringer.

— Oh ! je ne dis pas ça, sourit l’employé, et je ne le jure pas non plus. C’est une demoiselle qu’on appelle d’ordinaire par son prénom… un petit nom joli comme elle.

— Ma foi, j’aime les jolis noms, dit Fringer.

— Mieux les jolies filles ?… rétorqua l’employé avec un gros rire.

— Quand les deux y sont, je les adore ! Alors, je parie qu’elle s’appelle Florence… c’est mon nom de prédilection.

— Vous n’y êtes pas. Florence, pour dire vrai, n’est ni laid ni vilain ; mais j’aime mieux l’autre.

— Voyons voir !

— Elle s’appelle Miss Jane.

Fringer chancela.

— Vous la connaissez, donc ? questionna curieusement l’employé, et tout surpris par l’expression étrange qu’il voyait sur la physionomie de son interlocuteur.

— C’est-à-dire, répondit Fringer en retrouvant son calme, que j’ai connu jadis une Miss Jane… une fille splendide… Mais si vous pouviez me dire son nom de famille ?…

— Son nom, tout au long, est Miss Jenny Wilson.

— Non… ce n’est pas la mienne, répliqua Fringer avec indifférence.

Puis, sachant ce qu’il avait désiré, il ajouta aussitôt :

— En ce cas, je suis de trop ici. Donc, je me sauve… Bonsoir !

Et Fringer, étouffant de joie, sortit rapidement de l’édifice et regagna son auto. Chemin faisant, il se disait :

— Ai-je de la chance un peu ?… Je cherche d’abord Rutten. Au McAlpin, je me laisse dire qu’il est parti en voyage. Je suis désappointé et embêté à la fois. Que faire ? Or, voici que cet idiot de Rutten vient tomber à l’improviste dans mes pattes. Alors, comme je m’attache à lui pour savoir ses allées et venues, voilà qu’il me conduit tout droit chez Miss Jane. Oui… oui… mais ce n’est pas tout, mon cher capitaine, il va bien falloir maintenant que vous ayez la gentillesse de me donner votre adresse. Car, vous le savez, lorsqu’il se présente des affaires urgentes à traiter, il est toujours commode de savoir où trouver sûrement son homme !…

Et Fringer, jubilant de joie ironique, sautant, sifflant, arriva à son auto, y grimpa et dit au chauffeur :

— Attendez ici, et je vous dirai tout à l’heure ce que vous aurez à faire.

Et le chauffeur, la machine et Fringer attendirent.

Ils attendirent une heure.

Puis un homme sortit de l’édifice, et dans l’éclatante lumière qui rayonnait aux abords, Fringer reconnut facilement le capitaine Rutten.

Ce dernier regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelqu’un ou quelque chose.

Fringer devina ce que cherchait le capitaine. Il sauta sur le trottoir et dit au chauffeur :

— Je parie que ce monsieur désire une voiture. Comme j’ai du temps devant moi, vous pouvez gagner un extra en conduisant cet homme chez lui. Vous pourrez revenir me prendre ici.

— Très bien, dit le chauffeur qui, très satisfait de cet arrangement, mit sa machine en