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LA PETITE CANADIENNE

entre-baillée, et ce mouvement fut si imprévu que les deux policiers qui se tenaient près de Parsons ne purent le prévenir. Mais deux hommes s’étaient trouvés devant lui, et c’étaient Alpaca et Tonnerre.

— Minute, minute, cher ami, dit Tonnerre en repoussant le prisonnier vers le centre de la pièce, que diable, nous n’avons pas encore eu le temps de vous présenter à Monsieur le Juge !

— Monsieur le juge, dit alors Henriette en indiquant Fringer, voilà le complice de Parsons dans l’attentat contre ma personne… Est-ce la vérité, Karl Fringer ?

— C’est la vérité ! répondit fermement Fringer.

— Monsieur le juge, reprit Henriette, puisque j’ai retiré mon masque, il est juste, je pense, que les autres porteurs de masques se montrent à visage découvert…

Et elle se tourna vers le policier Craigton, disant :

— Veuillez donc enlever la barbe postiche à monsieur !

Mais le policier n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Parsons jeta un hurlement de fauve traqué et fonça tête baissée contre Henriette. Celle-ci ne trembla pas, elle ne fit pas un mouvement, mais elle regarda Parsons en face, hardiment… D’ailleurs Parsons n’arriva pas jusqu’à la petite canadienne, Alpaca le saisit au passage et lui dit sur un ton moqueur :

— Voyons, mon colonel, retirons notre barbe !…

Et d’un tour de main il arracha la barbe touffue de Parsons…

Un cri d’horreur retentit dans le cabinet du juge… sous la dépouille de Parsons tout le monde reconnaissait le Colonel Conrad !

— L’infâme !… gronda l’ingénieur avec colère et mépris.

Ethel et sa mère cachèrent leur visage rougi par la honte.

Et la scène semblait devenir pénible, quand une voix annonça :

— Et à présent, c’est mon tour !

C’était Fringer qui s’avançait au centre du cabinet. Il se planta devant le colonel qui, défaillant, était soutenu par les deux policiers, enleva sa moustache postiche et dit avec une comique révérence :

— Bonjour, mon colonel !

— Tom ! Tom !… répéta le colonel qui s’affaissa dans les bras des policiers.

— Hé oui ! ricana Fringer, je suis toujours votre fidèle ordonnance de la rue Metcalf ! Vous conviendrez que je vous reste bien attaché, puisque je vous suis jusqu’à l’échafaud !

Tonnerre voulut mettre son mot.

— Et si le bourreau a besoin d’un coup de main, dit-il goguenard, soyez assurés Monsieur Fringer et vous, Monsieur le colonel, qu’on se fera un vrai plaisir, Maître Alpaca et moi, de se prêter à cette agréable besogne !…

Alpaca, à son tour, allait narguer le colonel, car il n’avait pas oublié, non plus que Tonnerre, la fosse que leur avait fait creusée l’officier par une certaine nuit… Mais le juge donna des ordres brefs pour que les deux prisonniers fussent conduits en cellule.

— Et moi, dit Henriette, qu’on me conduise à l’hôpital ! Puisque justice est rendue à chacun, je suis prête cette fois à mourir pour de bon…

Et avec un petit sourire moqueur à Ethel Conrad… elle s’affaissa doucement sur un fauteuil. On s’empressa autour d’elle, croyant qu’elle mourait.

On constata qu’elle était évanouie…


XVII

LE PARDON D’HENRIETTE


Trois semaines se sont passées.

Henriette Brière a vécu ces trois semaines sous les soins attentifs et dévoués des religieuses de l’Hôtel-Dieu. La blessure causée par la balle de Parsons ou mieux du Colonel Conrad n’était pas grave, de sorte qu’au bout de ces trois semaines la jeune fille était hors de danger.

Un après-midi de la fin juin, Henriette vit entrer dans sa chambre Alpaca et Tonnerre.

Tous deux avaient une physionomie très grave.

Tonnerre, qui était entré le premier, s’avança jusqu’au chevet du lit de la malade, laissant son camarade à l’écart, et dit :

— Je constate avec plaisir, mademoiselle, que vous revenez très vite à la santé. J’en suis très heureux, ainsi que Maître Alpaca.

— Merci, pour vos bonnes paroles, sourit la jeune fille. J’avoue que je me sens très bien.

— S’il en est ainsi, reprit Tonnerre, il n’y a pour vous aucun danger à appréhender en causant de choses graves ?

— Quelles sont ces choses graves ? demanda Henriette avec surprise.

Au lieu de répondre, Tonnerre se tourna vers son ami et dit avec une mine abattue :

— Cher Maître, notre cause est perdue !

— Hélas ! soupira Alpaca.

— Votre cause ?… répéta Henriette de plus en plus surprise.

— Quand nous disons notre cause, mademoiselle, reprit Tonnerre, c’est une façon de parler. Il s’agit de la cause d’une autre personne, une cause très précieuse dont nous nous sommes chargés auprès de vous. Et si je dis que la cause est perdue, c’est parce que je comprends que vous avez oublié cette autre personne, et que l’ayant oubliée…

— Pierre !… Pierre !… s’écria tout à coup Henriette avec une exaltation joyeuse. Ah ! c’est de Pierre que vous parlez ! C’est pour lui que vous venez ici me voir !… Mais parlez donc ! Parlez donc !… vous voyez bien que j’attends, que je souffre… que je meurs !

— Un moment, chère mademoiselle, que diable ! attendez encore un peu… et un peu de calme et de patience ! Je suis tout essoufflé ! Laissez-moi prendre vent ! D’abord, il nous faut savoir une chose de vous… que, par exemple…

Ici Tonnerre ne put trouver les mots ou les expressions dont il avait besoin, et il se mit à hésiter, à gratter sa calvitie, à tousser… :

— Eh bien ? interrogea Henriette avec impatience.