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LA PETITE CANADIENNE

jours pas eu longue jouissance, et il a entrepris le grand saut sans un ami pour l’accompagner.

— Oubliez-vous Miss Jane ?

— Tiens ! c’est vrai. Miss Jane… Quel dommage ! trouer une si jolie peau !… Qu’importe ! et de trois alors… trois qui un jour ou l’autre, se seraient abattus sur ma pauvre carcasse ! Eh bien ! tant mieux, quel joli débarras !

Et Grossmann partit d’un gros rire.

— Vous dites trois, interrompit Parsons ; pourquoi pas quatre ?

— Quatre ?

— Fringer, lui ?

— Fringer ! répéta Grossmann sans comprendre.

— Dame ! j’estime qu’il compte pour quelque chose.

— Vous avez peut-être raison, pourvu que la police n’aille pas faire la bêtise de le relâcher.

— Oh ! elle ne le relâchera pas à présent, c’est certain.

— Enfin, peu nous importe Fringer. Et si jamais il est relâché, il se rattrapera comme il pourra. Nous serions bien idiots de lui réserver sa part.

— Sa part ? grogna Parsons. Qu’a-t-il fait en cette dernière transaction pour avoir des droits à une part quelconque ?

— Rien, je le reconnais.

— Si encore il avait pu mettre une main sur les plans, mais il les a ratés. Et quant au modèle…

— C’est à moi que revient tout le crédit de cette opération, interrompit vivement Grossmann avec vanité.

— Non de l’opération financière, interrompit rudement Parsons à son tour, qui tenait à faire reconnaître ses droits. Souvenez-vous, ajouta-t-il avec orgueil, que si je n’avais pas été là pour mener les négociations avec Craigton, les trente mille dollars qu’il va nous apporter ce soir auraient été manqués.

— C’est juste, concéda Grossmann. Lorsqu’il s’agit de discuter une affaire, je le reconnais encore, vous avez plus de talent que moi. Néanmoins, pour ce qui est…

— Silence ! interrompit Parsons d’une voix sourde et en dressant l’oreille.

— Quoi donc ?

— Écoutez ! Ou je me trompe fort, ou l’on a marché dans cette maison même…

Durant deux minutes les deux hommes demeurèrent attentifs et inquiets. Un lourd silence planait de toutes parts.

— J’ai dû me tromper, dit enfin Parsons, rien ne bouge.

— Quelle heure est-il donc à présent ? interrogea Grossmann.

— Diable ! fit Parsons en consultant sa montre, il sera bientôt dix heures moins quart.

— Si notre homme n’allait pas venir ? émit Grossmann avec inquiétude.

— Avez-vous oublié les cinq cents dollars qu’il a versés l’autre soir ? Et pensez-vous que cet homme, tout millionnaire qu’il puisse être, a des cinq cents à cracher comme ça pour le simple plaisir de se rendre agréable auprès d’étrangers ?

— Je sais bien… N’empêche, qu’il est joliment en retard !

— Un petit quart d’heure seulement, attendons toujours !

Et Parsons alluma une nouvelle cigarette.

Quant à Grossmann, il bourra sa pipe pour la troisième fois, mais cette fois il n’eut pas le temps de l’allumer : car la porte de la chambre s’ouvrait brusquement et une voix claire et jeune prononçait hardiment :

— Bonsoir, messieurs !

Les deux hommes bondirent, et Parsons, le premier, rugit ce nom :

— William Benjamin !…

— William Benjamin !… répéta Grossmann avec ahurissement.

Mais aussitôt deux autres personnages apparaissaient et Benjamin leur commandait :

— Au modèle !…

D’un geste il indiquait la valise de cuir jaune que Grossmann, à son arrivée, avait déposé près de son fauteuil.

Tonnerre et Alpaca s’élancèrent vers la valise.

Mais Grossmann les prévint : tout en proférant un juron, il fit un bond et s’écrasa à plat sur la valise au risque d’en écraser le contenu.

— Bon, est-ce qu’il s’évanouit celui-là, cher Maître ? demanda Tonnerre d’un accent goguenard.

— C’est ce dont, je vais m’assurer, Maître Tonnerre.

Et ce disant, Alpaca posa sa large et puissante main sur la nuque de Grossmann, le secoua comme un linge, l’enleva de terre, et le rejeta à cinq pieds plus loin où il alla s’écraser lourdement.

Tonnerre aussitôt se jeta sur la valise et s’en empara, avec ces paroles joyeuses :

— Je la tiens, cher Maître !

Mais ces paroles furent brusquement couvertes par le bruit d’une forte détonation que suivit d’abord une plainte d’agonie, puis un ricanement diabolique.

Alpaca et Tonnerre se retournèrent d’une pièce pour voir William Benjamin qui, les deux mains crispées sur sa poitrine, chancelait et semblait faire d’inouïs efforts pour ne pas tomber.

D’un bond Alpaca se porta à son secours et le saisit dans ses bras.

Mais Tonnerre criait déjà :

— Gare à vous, Maître… on tire !

Alpaca leva les yeux et vit Parsons qui, d’un revolver encore fumant, ajustait Benjamin de nouveau.

Alpaca s’écrasa rapidement à terre avec Benjamin, et il n’était que temps : une nouvelle détonation éclata et une balle alla se loger dans le cadre de la porte.

Avec un grondement de fureur insensée Parsons fit un pas en avant et abaissa le canon de son arme sur le groupe enlacé de Benjamin et l’Alpaca.

Tonnerre vit le danger qui menaçait ses amis : il leva sa valise et la lança à toute force à la tête de Parsons. Puis, sans attendre l’effet de son projectile, il bondit, se rua sur le bandit et le saisit à la gorge.

Une lutte furieuse suivit entre les deux hom-