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LA PETITE CANADIENNE

— Oui, je vais aussi voir Dunton et lui faire comprendre le ridicule de ses accusations. Vous pouvez compter que je ne négligerai rien pour vous sortir d’ici.

— Merci, mon ami et je vous prie de croire que je n’oublierai jamais vos services.

Montjoie prit congé en assurant qu’il allait faire diligence.


XV


Trois jours s’étaient écoulés depuis la scène du chapitre précédent.

Sur la fin de l’après-midi de ce troisième jour, Lucien Montjoie vint trouver James Conrad dans sa prison.

— C’est pour ce soir ! annonça-t-il.

— Ce soir !… fit Conrad surpris.

— Oui. Pour des raisons particulières l’audience aura lieu ce soir entre huit heures et demie et neuf heures. J’ai moi-même suscité ces raisons particulières auxquelles j’ai réussi à intéresser un magistrat. C’est tout ce qu’il m’est permis de vous dire. Seulement, je peux ajouter que Fringer sera à l’audience.

— Avez-vous des nouvelles de Philip ?

— Aucune. Le colonel demeure introuvable.

— C’est extraordinaire ! fit Conrad.

— À cette audience, laissez-moi encore vous annoncer cette bonne nouvelle, madame et mademoiselle Conrad seront présentes.

— Ah ! ah !… Mais supposez, ajouta Conrad avec une vague inquiétude, que, par je ne sais quelle machination diabolique, les accusations de Dunton aient un semblant de vérité ?

— Je comprends : vous ne voudriez pas vous voir envoyé devant une cour criminelle en présence de votre femme et de votre fille ? Mais vous pouvez être tranquille et plein d’espoir.

— Ah ! Lucien, s’écria l’ingénieur avec un geste de reconnaissance, je vois que vous avez beaucoup travaillé pour moi, merci encore !

— Ne me remerciez pas trop à l’avance, car, à la vérité, je n’ai presque rien fait. Mais si plus tard vous croyez être redevable à quelqu’un, ce ne sera pas à moi, mais à une autre personne.

— À qui donc ? demanda Conrad très surpris par les paroles énigmatiques du jeune avocat.

Celui-ci garda le silence un moment, sourit, puis murmura très bas ce nom :

— À William Benjamin !…

Et Conrad n’était pas revenu de son étonnement, que l’avocat s’éloignait rapidement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures ce soir-là, deux hommes arrivaient à cette maison inhabitée de la rue Dorchester où, à diverses reprises, nous avons introduit notre lecteur. L’un de ces deux hommes tenait à sa main droite une énorme valise de cuir jaune.

Tous deux montèrent vivement les marches du perron, l’un tira une clef de sa poche et ouvrit la porte. Mais avant d’entrer tout à fait il pressa un bouton dans le cadre intérieur de la porte, et le vestibule s’éclaira. Puis les deux hommes entrèrent tout à fait et refermèrent soigneusement la porte. On aurait pu reconnaître alors ces deux hommes dans la clarté du vestibule : c’étaient Peter Parson et Grossmann. Ce dernier portait la valise de cuir jaune.

— Quelle heure est-il ? demanda Grossman de son accent bourru.

— Neuf heures cinq minutes exactement, répondit Parsons après avoir consulté sa montre.

— Le rendez-vous est pour neuf heures et demie ?

— Vous l’avez dit.

— Alors on a vingt-cinq minutes à attendre ce capitaliste…

— Tiens ! j’ai déjà oublié son nom…

— Monsieur Levy Craigton, prononça Parsons.

— Bon, Craigton… ricana Grossmann. C’était un nom simple pourtant à retenir, je n’avais qu’à penser à la rue Craig…

— Et qui à ajouter un petit « ton », et vous l’aviez ! se mit à rire Parsons à son tour.

— Dites donc, reprit Grossmann, allons-nous attendre notre homme ici même ou monter là-haut ?

— Montons, dit Parsons. Nous serons plus à l’aise là-haut pour traiter cette importante affaire.

Quelques instants plus tard les deux associés étaient installés dans cette pièce du premier étage que nous connaissons et qui se trouvait située à l’arrière. C’était, comme on se le rappelle, une sorte de fumoir.

Parsons aluma une cigarette.

Grossmann bourra sa pipe, l’alluma et se mit à fumer à bouffées énormes.

Ce soir-là, la laide et grotesque figure de Grossman exprimait une sorte de jovialité dont certes elle n’était pas coutumière. Car Grossmann était plutôt un esprit morose et farouche, inaccessible à ces doux sentiments intérieurs qui, s’ils ne sont pas précisément de la joie, apportent à l’homme une sorte de sereine tranquillité et de contentement qui lui font un moment oublier les tracas de ce monde. Aussi, sous l’empire de cette sérénité intérieure, la physionomie de l’homme s’éclaire et rayonne comme dans les transports de joie et de bonheur.

La physionomie de Grossmann rayonnait comme s’il eût été transporté de joie. Pour tout dire, Grossmann était content de lui, content des autres, content de tout, enfin.

D’où venait ce contentement ?

Ses paroles vont nous l’apprendre ; car après un silence il dit d’un accent joyeux :

— À la fin, mon cher Monsieur Parsons, nous ne serons plus que deux pour partager les jolis bénéfices que va nous rapporter cette affaire.

— Et vous n’en êtes pas fâché, je vois, sourit ironiquement Parsons.

— Pas fâché du tout, avoua candidement Grossmann. Tout de même j’éprouve bien un petit regret.

— Lequel ?

— Ou plutôt un chagrin… celui de n’avoir pas retrouvé mon Kuppmein.

— Bah ! Rutten lui a réglé son compte en douceur, et vous a, par le fait, épargné une besogne qui n’est pas toujours sans risque.

— C’est vrai. Pauvre Rutten ! Il n’aura tou-