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LA PETITE CANADIENNE

Pendant quelques minutes l’ingénieur demeura tourmenté par de cruelles pensées. Il songeait à Pierre Lebon et Henriette Brière et se rappelait les paroles que lui avait dites Ethel. Puis il fut saisi par un sentiment de crainte et de regret.

— Oh ! murmura-t-il avec épouvante et horreur, si je m’étais trompé à leur égard !

Et il songea à son propre sort, et il comprit qu’il était frappé lui-même comme il avait frappé. Il avait suspecté, et lui avait été et était encore suspecté ! Il avait accusé, et lui était accusé à son tour ! Il avait fait jeter un jeune homme honnête dans un cachot, et lui était à ce moment dans un cachot ! Il avait condamné, et lui était à deux doigts d’une condamnation ! Oh ! s’il était vrai que Lebon et Henriette fussent innocents des crimes qu’on leur avait imputés, que lui Conrad leur avait imputés, comment pourrait-il jamais réparer le mal qu’il avait fait ? Pourrait-il réparer la mort de cette jeune fille ? Non… il y avait là quelque chose d’irréparable !

L’ingénieur frémit longuement, et il reconnut qu’à son tour il n’était pas frappé trop durement.

Et il s’enfonçait dans une longue et douloureuse méditation, lorsque l’avocat Montjoie parut devant la grille.

— Monsieur, dit Lucien, je viens d’apprendre par Miss Ethel que vous ne refusez pas mes services professionnels ?

— Oui, Lucien, sourit tristement Conrad, je veux bien accepter vos services, si de votre côté vous voulez bien oublier mes torts à votre endroit.

— C’est tout oublié, répondit Lucien avec un pâle sourire. Je les oublie d’autant mieux, que je suis convaincu que vous reconnaîtrez bientôt l’innocence de Pierre Lebon et d’Henriette Brière.

— Oui, oui… Ethel m’a parlé d’eux. Tenez, Lucien, écoutez ceci : si réellement je me suis trompé à leur égard, je veux réparer dans toute la mesure possible les malheurs effroyables dont j’aurai été la cause.

— Je suis heureux d’entendre ces paroles, répondit Montjoie. Mais pour le moment, il faut mettre ce sujet de côté et parler de vous. Vous connaissez, sans doute, la forme de l’accusation faite contre vous ?

— Je ne sais qu’une chose : que cette accusation émane de mon associé.

— Oui, de Dunton qui vous accuse d’avoir conspiré contre lui et contre votre compagnie, de concert avec Pierre Lebon, pour les frauder d’une somme de cent mille dollars. Il vous accuse en outre de trahison envers l’Empire Britannique en vous associant à des espions allemands à qui vous auriez livré les plans et le modèle du Chasse-Torpille.

— Le misérable ! gronda Conrad.

— Mais il allègue seulement, sans apporter de preuve à l’appui de ses dires. Et il répète que les preuves seront établies devant un magistrat.

— Ah ! les preuves seront établies… ricana l’ingénieur. Savez-vous ce que je pense, Lucien ? Que Dunton est devenu fou !

— C’est possible.

— Je pense aussi qu’il serait bon de le faire interner dans quelque refuge d’aliénés.

— Nous songerons à cela, répondit froidement l’avocat.

— Car vous conviendrez que du train qu’il y va, il devient dangereux.

— Donc, comme moi, vous niez toutes ses accusations ?

— Toutes… toutes… s’écria l’ingénieur avec véhémence. C’est un calomniateur… un imposteur… un fou… oui, un fou, vous dis-je !

— Très bien. Mais comme j’ai besoin d’aiguiser mes armes pour votre défense, voulez-vous me donner l’explication de votre voyage à New York, et me dire l’exacte vérité au sujet de certaines relations que vous auriez eues avec un certain Fringer ?

— Ah ! oui, ce Fringer… il paraît qu’on l’a arrêté lui aussi ?

— Oui, il est détenu à la prison commune. Je suis allé le voir pour l’interroger, mais il a refusé carrément de faire des déclarations. Il m’a dit seulement ceci : « Je ne parlerai que devant un magistrat. »

— Eh bien ! Je vais parler, moi, et vous dire la chose telle qu’elle est.

Et l’ingénieur narra comment, sur les instances de son neveu, le colonel, qui soupçonnait fort un certain et mystérieux William Benjamin d’être le complice de Lebon, il s’était rendu avec le colonel à New York. Il ajouta que ce voyage avait été entrepris dans le but de surprendre les manœuvres et les secrets de Benjamin et Lebon. Puis, il dit comment le colonel s’était trouvé en relations avec l’agent allemand Fringer, qui cherchait à négocier les plans et le modèle du Chasse-Torpille qu’il prétendait avoir en sa possession. Il termina en faisant part à l’avocat des circonstances de son arrestation au McAlpin.

— Je crois comprendre, dit Lucien, lorsque Conrad eut terminé le récit de son aventure, que Dunton vous faisait surveiller depuis quelque temps, et qu’il a pris pour des réalités ce qui n’était que des apparences. Mais, heureusement pour vous, sourit Montjoie avec un air énigmatique, le colonel pourra certainement déposer en votre faveur dans cette affaire.

— L’avez-vous vu ? interrogea l’ingénieur.

— Le colonel ? Non. Je ne sais même pas s’il est revenu de New York.

— Vous pourriez télégraphier au McAlpin. Tout de même, ajouta Conrad en clignotant des yeux, je trouve étrange qu’il n’ait donné aucun signe de vie depuis mon arrestation.

Le même sourire énigmatique effleura les lèvres de l’avocat qui dit seulement :

— Étrange, en effet.

— À quand mon enquête ? demanda Conrad.

— Je n’en sais rien encore. Je vais discuter la chose ce midi avec un magistrat. Il est possible que vous n’ayez pas d’enquête.

— Que voulez-vous dire ? fit Conrad avec surprise et espoir.

— Je vais essayer de vous faire libérer, c’est tout ce que je peux dire. Mais tout de même vous devrez comparaître à l’enquête de Karl Fringer.

— Comme témoin ?