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LA PETITE CANADIENNE

nes, et nous avons découvert ce papier sur lequel une main agonisante a tracé ces mots que vous pouvez lire…

Et le policier lut à haute voix et non sans surprise :

Je meurs assassiné par le capitaine Rutten.
Kuppmein

— Rutten !… murmura le policier stupéfait.

— Rutten !… hurla tout à coup Miss Jane dans un cri de joie sauvage. Ah ! tu es sauvé, mon Pierre, ajouta-t-elle défaillante et en haussant les lèvres blêmes jusqu’à celles du jeune homme qui demeurait immobile, blafard, pétrifié. Tu es sauvé ! répéta Miss Jane avec amour… car le meurtrier de Kuppmein… car Rutten…

Elle ne put achever…

Un grondement terrible venait de couvrir ses paroles…

Et, dans la minute qui suivit, il se passa une chose si affreuse, si imprévue, que tous les spectateurs de cette scène demeurèrent cloués sur place par l’épouvante et l’horreur.

À peine le nom de Rutten avait-il retenti sur les lèvres de Miss Jane, que les draperies de l’arcade furent brusquement écartées. Sous l’arcade un homme parut, amassé sur lui-même, le visage terrible et farouche, l’œil en feu, la lèvre frémissante, et cet homme dans sa main furieusement crispée tenait un court poignard à lame étincelante.

Dans cette seconde, l’homme fit un bond prodigieux jusqu’au groupe formé par Pierre Lebon et Miss Jane enlacés tous deux dans une étreinte éperdue, et dans la durée d’un éclair on vit la lame du poignard briller rapidement puis disparaître tout entière dans la gorge de Miss Jane.

Il y eut un cri d’horreur, un gémissement douloureux, un grondement rauque… Et d’un autre bond aussi prodigieux, aussi terrible, l’homme traversa le salon, renversa deux agents de police sur son passage, atteignit l’antichambre, la franchit, disparut…

Et les spectateurs de cette scène demeuraient encore glacés, figés…

Puis, dans le lourd et tragique silence qui plana durant la minute suivante, deux coups de feu éclatèrent au dehors.

Ces détonations parurent ranimer tous nos personnages. Le premier, William Benjamin courut à une croisée et plongea sur la rue un regard ardent.

Dans la rue il vit deux agents de police, revolvers fumants au poing, accourir auprès d’un homme qui gisait sur la chaussée, immobile, mort, la face ensanglantée.

Et cet homme, c’était le capitaine Rutten !

Benjamin, oubliant l’horrible drame qui venait de se passer sous ses yeux, s’abîma dans une sombre méditation, ses regards fixes attachés sur la foule excitée qui s’agitait sur la rue.

Au moment où une voiture de la morgue venait enlever le cadavre du capitaine Rutten, une voix profonde et grave prononça derrière Benjamin :

— Je crois que son compte, au capitaine, est réglé pour toujours !

Benjamin se retourna brusquement et reconnut Alpaca. Mais tous les autres personnages de la scène précédente avaient disparu ; il ne restait plus que le cadavre de Miss Jane reposant sur l’ottomane.

— Pierre ?… interrogea seulement Benjamin d’une voix tremblante d’angoisse.

— Parti avec Maître Tonnerre ! répondit Alpaca.

Benjamin soupira longuement, puis marcha vers l’ottomane où, durant quelques minutes et très pensif, il considéra le corps inerte et sanglants de la jeune fille.

— Jenny Wilson !… murmura-t-il enfin. Oh ! je comprends tout maintenant… Que Dieu te pardonne comme je te pardonne moi-même ! ajouta-t-il lentement et gravement.

Puis il fit un signe à Alpaca, et tous deux sortirent de ce lieu funèbre.


XIII

UNE ENTENTE


Avant d’aller plus loin, nous croyons utile de dire un mot de certains de nos personnages que nous n’avons pas revus depuis le jour où James Conrad avait été arrêté au McAlpin.

Et nous parlerons de suite de l’ingénieur en disant que, après les formalités d’usage qui durèrent deux ou trois jours, il fut ramené à Montréal et retenu prisonnier dans une des cellules des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville.

Robert Dunton, l’auteur de cette arrestation, avait suivi de près avec l’un de ses agents. L’autre policier, celui que Benjamin s’était attaché, nous le retrouverons tout à l’heure.

Quant au colonel Conrad, après avoir appris l’arrestation de son oncle, il s’était éclipsé.

Miss Jane et le capitaine Rutten, nous le savons, avaient fini par aboutir au bout du chemin qu’ils avaient parcouru. Le coquin n’échappe jamais ! S’il arrive, trop souvent, hélas ! qu’il ait pu passer indemne de tout châtiment à travers ce monde, dans l’autre Dieu l’arrête au passage et se charge de lui ; car c’est toujours tôt ou tard que l’homme rend ses comptes, et que tout se paye !

Enfin, Maître Tonnerre et Pierre Lebon, à la suite des derniers et terribles événements avaient pris une direction inconnue à tous.

Maintenant, c’est William Benjamin que nous allons revoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est le lendemain du jour où Miss Jane et le capitaine Rutten avaient si terriblement payé leurs dettes.

Il approche midi.

Dans sa chambre d’hôtel William Benjamin est en train d’écrire. Il est pâle et défait. De temps à autre une toux grêle secoue sa poitrine.

Tout à coup on frappe doucement à sa porte.

— Entrez ! dit-il.

Un homme paraît… c’est cet agent de police que Robert Dunton avait embauché et dont Benjamin s’est assuré les services. Et il s’écrie