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LA PETITE CANADIENNE

— Je n’en sais rien. Attendez seulement.

Miss Jane sortit du fumoir. Elle arrangea soigneusement les draperies de l’arcade et se disposa à gagner l’antichambre.

Mais elle s’arrêta subitement, très surprise de voir Pierre Lebon, debout au milieu du salon, lui souriant avec cette ivresse de l’amoureux follement épris.

— On vient de sonner, prononça le jeune homme d’une voix tranquille.

— Oui, je sais… j’ai entendu le timbre. Aussi allais-je ouvrir.

Ces paroles, Miss Jane les balbutia avec difficulté.

— Si c’est pour vous une visite personnelle, je puis me retirer, proposa Pierre toujours calme et souriant.

— Non… Demeurez, je n’attends aucune visite. Je vais voir, le facteur peut-être…

Sa voix s’étouffa dans sa gorge que crispait une émotion étrange. Tout son être frissonnait visiblement, et ses regards troublés évitaient ceux du jeune homme.

Lui, la considérait avec une curieuse surprise.

Miss Jane traversa rapidement le salon. Mais elle s’arrêta subitement près de la porte grande ouverte de l’antichambre. Elle demeura là indécise et inquiète, et son oreille se prêtait avidement aux bruits intérieurs de l’édifice.

Du corridor arrivaient jusqu’à elle des voix étrangères.

La sonnerie de la porte d’entrée résonna de nouveau impérieusement.

— La police !… pensa Miss Jane en pâlissant.

— Eh bien ! fit Pierre, n’entendez-vous pas, Jenny ? Je crois qu’on s’impatiente !

La pâleur de Miss Jane s’amplifia.

Elle jeta sur le jeune homme un regard épouvanté.

Son sein se mit à battre durement et elle y porta ses deux mains pour le comprimer, peut-être pour l’empêcher d’éclater.

Pierre la vit chanceler. Il courut à elle l’entourant de ses bras.

— Vous allez tomber ! s’écria-t-il, effrayé. Qu’avez-vous donc, Jenny ?… Vous êtes toute pâle… Vous souffrez ?

— Ce n’est rien ! balbutia l’étrange fille. Un malaise seulement… Pierre, fermez cette porte !

— Cette porte ?… La porte de l’antichambre ?… s’écria le jeune homme avec étonnement.

— Oui… cette porte !

— Mais… le visiteur ?

— Qu’importe ! fermez toujours.

Et comme Pierre hésitait devant cette soudaine bizarrerie de la jeune fille.

— Pierre, de grâce, supplia-t-elle, fermez la porte !

Cette fois et machinalement Pierre obéit, il ferma la porte.

Alors seulement Miss Jane parut capable de faire un mouvement ; elle courut à la porte, tourna la clef dans la serrure, la retira et l’enfouit dans son corsage.

— Que faites-vous donc ? demanda Pierre au comble de l’étonnement.

— Vous le voyez, répondit Miss Jane avec un sourire livide, je vous renferme avec moi.

— Pourquoi ?

— Par crainte de vous perdre.

— De me perdre !… Pierre la regarda avec une sorte de comique hébétement.

— Oui, mon Pierre, je ne veux pas vous perdre ! Je veux vous garder toujours avec moi !… Car je vous aime !…

Et brusquement Miss Jane, comme prise d’un accès de folie ou d’épouvante, se jeta dans les bras de Pierre Lebon en sanglotant.

Éperdu, le jeune homme la serra avec force sur sa poitrine, en murmurant :

— Jenny, vous souffrez… vous souffrez beaucoup, et vous ne me le dites pas ? C’est mal !

À cette minute la sonnerie vibra violemment, et dans la porte d’entrée donnant sur le corridor un poing frappa durement.

En même temps une voix forte cria :

— Au nom de la loi !

La jeune fille frémit.

— Au nom de la loi !… répéta Pierre avec épouvante et en regardant Miss Jane dans le fond des yeux.

Alors, de ces yeux qu’il regardait avec amour le jeune homme vit couler un flot de larmes brûlantes, et ces larmes, Miss Jane voulut les lui dérober en penchant son front sur son épaule.

Pierre, très pâle, balbutia :

— Jenny, que se passa-t-il ?

Miss Jane releva sa tête, puis avec une sorte de frénésie sauvage elle entoura de ses deux bras le cou du jeune homme, appuya ses lèvres blêmes sur les lèvres pâles de Pierre, renvoya sa tête en arrière et dit d’une voix désespérée :

— Pierre, pardonnez-moi, je suis une misérable ! Je vous ai trahi ! La jalousie m’a aveuglée ! Je croyais vous haïr en pensant que vous en aimiez une autre que moi, et je vous aimais éperdument au fond ! Et vos baisers, je les croyais destinés à l’autre ! Vos sourires, je croyais qu’ils étaient pour l’autre ! Vos paroles d’amour, je croyais que l’autre les entendait ! Alors, j’ai été folle ! Alors, j’ai voulu me venger ! Alors, j’ai été horrible ! Pierre… Pierre…

Deux coups vigoureux retentirent dans la porte d’entrée couvrant la voix plaintive de Miss Jane.

La même voix cria plus fort, plus impérieusement.

— Au nom de la loi !

— Jenny, s’écria Pierre saisi d’un horrible pressentiment, parlez, je le veux !

Miss Jane serra plus fortement le cou du jeune homme et répondit avec un accent de sauvagerie effrayante :

— Pierre, ne me maudissez pas !… Me me tuez pas !… car je vous aime, je vous aime, je vous aime…

— Jenny !… balbutia Pierre à qui la voix manqua tout à coup dans l’émotion terrible qui l’étreignait.

— Pierre… c’est pour vous qu’on vient… on vient vous arrêter !

— M’arrêter !… s’écria Pierre ébahi.

— Par ma faute ! pleura Miss Jane.

Ces paroles furent couvertes par un fracas de