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LA PETITE CANADIENNE

d’affermir, Pierre Lebon est reconnu l’auteur de cet assassinat ?

— Tout l’accuse !

— C’est juste, dit Tonnerre. Merci, cher monsieur, de cette information, ajouta-t-il, et permettez-nous de nous retirer, attendu que nous avons affaire au télégraphe.

Et Tonnerre entraîna vivement Alpaca avec ces paroles prononcées à voix rapide et basse :

— Nous n’avons pas un instant à perdre… Allons télégraphier la nouvelle à William Benjamin !

Allons ! répéta Alpaca.


XII

LE DRAME


— Encore un baiser, ma Jenny !… Ah ! que je t’aime !…

Ces paroles d’ivresse, Pierre Lebon les avait balbutiées d’une voix languissante et à peine distincte au moment où, saisi d’un vertige mystérieux, il échappait au bras de Miss Jane et roulait sur l’ottomane pour demeurer inerte dans un sommeil profond, presque léthargique.

Et debout maintenant, avec un sourire de haine satisfaite au coin de ses lèvres rouges, et ses yeux noirs chargés d’éclairs, Miss Jane considérait sa victime.

Plus tard, elle murmurait d’une voix basse et rauque ces paroles :

— Je te frappe, toi, pour mieux atteindre l’autre… celle qui t’aime, celle à qui tu as voué ton existence avant de m’aimer, moi !… Celle qui, car je l’ai deviné depuis longtemps, sous le masque de William Benjamin, a fait échouer tous nos projets !… Je te frappe dans ton corps toi, Pierre Lebon, pour la frapper, elle, dans son cœur, dans son amour pour toi !… Car je la hais… je la hais de toutes les forces de mon être cette femme que je ne connais pas encore, et ma haine rejaillit sur toi !… Demain, tu ne seras plus qu’un gibier de potence ! Demain, la justice qui te recherche déjà viendra ici, attirée par moi ! Demain… que dis-je ? aujourd’hui, puisqu’il est maintenant l’aurore, oui, aujourd’hui, ce soir au plus tard, on viendra t’arrêter ; et lorsque cette femme, qui se fait appeler William Benjamin, te retrouvera enchaîné au fond de quelque noir cachot, elle pleurera alors des larmes de feu !…

Miss Jane se tut pour demeurer plongée dans une terrible méditation, tout en tenant son regard enflammé sur le visage livide du jeune homme.

Avec la table surchargée encore de liqueurs et de mets divers, avec la senteur capiteuse de la cigarette dont l’atmosphère demeurait saturée, avec le désordre qui demeurait par toute la pièce, l’orgie et la débauche se dessinaient pleinement entre les quatre murs de ce salon. Ensuite, avec l’accusation de meurtre qui pesait sur Pierre Lebon, et au sein de ce décor de mœurs libres que la jeune fille avait habilement arrangé, l’œil de la justice n’y pourrait trouver que la confirmation de la lettre dénonciatrice et accusatrice écrite par Miss Jane.

Dans l’esprit de celle-ci Pierre Lebon était perdu irrémédiablement, rien ne le pourrait sauver de l’infamie !

Et sa vengeance, Miss Jane en savourait à l’avance tous les délices, elle la savourait d’autant mieux qu’elle s’imaginait avoir accompli une de ces actions extraordinaires dont on parle dans les siècles futurs.

Telles étaient à ce moment les pensée sinistres qui tourbillonnaient dans le cerveau agité et tourmenté de Miss Jane : et ces pensées semblaient lui dévoiler des visions triomphales, car elles amenaient sur ses lèvres devenues pâles un sourire de féroce contentement.

Combien de temps la jeune fille demeura-t-elle dans cette contemplation des choses évoquées par son esprit vindicatif ? Il est certain qu’elle n’aurait pu le dire.

Car les heures avaient succédé aux heures, et elle n’avait pas paru s’apercevoir que l’aube d’un jour nouveau avait blanchi les vitres des croisées. Elle ne sembla pas voir que le jour peu à peu chassait l’ombre de la nuit, et que, dans la clarté profuse qui bientôt emplissait le salon, la lumière de l’homme pâlissait dans la lumière de Dieu. Car les lustres, oubliés, demeuraient comme stupides dans la blancheur rayonnante du matin.

Soudain un rude coup de sonnette résonna dans le lourd silence.

Miss Jane tressauta et promena autour d’elle un regard surpris.

Elle vit qu’il faisait grand jour.

Puis, comme si le coup de timbre vaguement entendu lui eût semblé l’effet d’un songe plutôt que de la réalité, elle prêta l’oreille tout en crispant d’une main nerveuse son sein tumultueux.

Une minute s’écoula dans un silence funèbre.

De nouveau le timbre vibra par coups violents et saccadés.

Miss Jane frissonna, pâlit et murmura ! comme avec épouvante.

— Si déjà c’était la police !…

Elle darda sur Pierre Lebon un long regard, et, chose étrange, dans ce regard on eût pu surprendre un rayon de pitié mêlé à une lueur de remords !

Puis elle fit un pas vers l’antichambre.

Elle s’arrêta aussitôt, hésitante et pensive.

Pour la deuxième fois son regard indécis et troublé se reporta sur le jeune inventeur canadien qui, dans son lourd sommeil d’ivresse semblait sourire à quelque joyeuse vision de rêve… rêve en lequel, peut-être, il se sentait tout grisé des caresses de Miss Jane.

Mais pour la troisième fois la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre, plus impérieuse

La jeune fille parut se décider. Elle hocha la tête avec une sorte d’indifférence, affectée et d’un pas alerte gagna l’antichambre. Mais ce ne fut pas sans une main tremblante qu’elle ouvrit la porte. Elle étouffa aussitôt un cri de joyeuse surprise. Au lieu de la police qu’elle s’attendait presque à voir paraître derrière la porte, ce fut la silhouette agitée du capitaine Rutten qui se trouva devant elle, le capitaine qui disait de sa voix nasillarde et moqueuse :

— Pardonnez-moi cette matinale visite, ma