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LA PETITE CANADIENNE

sa main crispée un flacon qu’il avait asséché de la plus nette façon.

Alpaca fit une grimace de dégoût et gronda :

— Ivrogne infernal… il me déshonore !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ne pas trop nous étendre dans cette scène, disons que Miss Jane, après avoir bien grisé Maître Alpaca de ses coquetteries, elle le grisa de liqueurs. Et, une demi-heure après Tonnerre, Alpaca roulait à son tour ivre-mort au bas de l’ottomane.

Alors le sourire de Miss Jane se transforma en un rictus sauvage, ses yeux s’illuminèrent de lueurs sombres et terribles.

Elle se rua sur Alpaca. De mains fébriles elle se prit à fouiller l’une après l’autre toutes les poches de son vêtement, avec une sorte de rage elle palpa l’étoffe, elle tâta la doublure…

— Rien !… rien !… murmura-t-elle avec dépit après cinq minutes de cette besogne.

— L’autre, peut-être ?… ajouta-t-elle en reportant ses regards farouches sur Tonnerre toujours ronflant.

Elle courut à Tonnerre avec la même fureur et la même fébrilité, et recommença la même besogne de perquisition. Mais là aussi les résultats furent les mêmes : elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait.

Elle proféra un long rugissement. Puis, comme une bête furieuse en sa cage, elle se mit à marcher à pas saccadés dans le salon. Elle grommelait des paroles hachées, incompréhensibles, elle faisait des gestes brusques et courts. Son sein battait violemment. Souvent elle grinçait des dents et semblait mordre ensuite ses lèvres. D’autres fois, elle s’arrêtait court entre les corps étendus de Tonnerre et Alpaca, et vers chacun d’eux elle dirigeait un regard farouche et sanglant. Puis, plus furieuse, elle se remettait à marcher.

Une fois encore elle s’arrêta et prononça sur un ton concentré :

— Ces plans… je parie que c’est William Benjamin qui les a !…

Elle se tut, réfléchit, puis, frappant le tapis de son petit soulier blanc, elle s’écria :

— Ho ! malheur ! malheur à Benjamin ! De ce soir, c’est entre lui et moi… ne serait-ce que pour me venger !

Elle garda de nouveau le silence et s’abîma dans une violente méditation. Son front laiteux et pur s’assombrissait en se creusant de plis durs. Mais peu à peu ses lèvres serrées s’entr’ouvrirent, un sourire… mais un sourire féroce, cruel, parut se jouer sur ces lèvres qui un moment avaient blanchi, sa physionomie se dérida, et une sorte de joie sauvage éclaira tout son visage. Cependant, dans ses yeux noirs, plus brillants, des éclairs se succédaient lumineux et menaçants. Elle murmura lentement, comme si elle avait eu quelque peine à suivre le travail de sa pensée diffuse :

— Oh ! si cela était !… Si mes soupçons étaient justes !… Si ce William Benjamin n’était pas plus Benjamin que Miss Jane n’est Miss Jane !… Oui, si cela était ainsi que je le pense, quelle superbe vengeance ne tirerais-je pas en commençant par mettre en œuvre la suggestion de Rutten !… Oui, oui, plus j’y pense, plus je trouve que cela s’harmonise !…

Elle ricana et poursuivit :

— Oui, on se demande le motif de la disparition de Pierre Lebon ! Le motif ?… Je le connais, moi, ce motif… cette cause ! Je sais… ou je pourrais savoir pourquoi Lebon a disparu de son hôtel !… Oui, je n’ai qu’un mot à dire pour donner à la police l’explication de la soudaine et mystérieuse disparition de Lebon !… À L’Hôtel Américain, dans la garde-robe d’une chambre il y a un cadavre !… Ce cadavre est celui de Kuppmein !… Oh ! se mit à rire nerveusement la jeune fille, décidément ce capitaine Rutten est un véritable génie du mal !

Puis, tout à coup, elle s’immobilisa, ses yeux se fixèrent comme sur une vision lointaine, et ses lèvres grondèrent cette menace :

— Gare à toi, William Benjamin !

Un frisson convulsif la fit trembler des pieds à la tête, puis elle courut à l’arcade, en écarta rudement les draperies et cria :

— Votre besogne est prête, vous autres, à l’œuvre !

À ce commandement impérieux, deux hommes se dressèrent derrière les draperies… deux individus d’un aspect fort peu recommandable, de ces gens que notre société n’aime pas à tolérer dans son sein.

Miss Jane leur indiqua les deux compères.

— Vous êtes payés, dit-elle d’une voix dure… Faites donc et vite !

Les deux hommes firent entendre un grognement sauvage et s’élancèrent.

Ils s’emparèrent d’abord d’Alpaca, l’un prit les épaules, l’autre les pieds. Ils sortirent du salon, traversèrent l’anti-chambre et gagnèrent le corridor. Tout était désert et silencieux. Ils descendirent par l’escalier de service leur fardeau, et bientôt, sans avoir rencontré âme qui vive, ils se trouvèrent dehors.

La rue était déserte, car il était plus de deux heures de nuit.

Alpaca, toujours profondément endormi, fut jeté par les deux hommes sur le bord de la chaussée.

Les deux hommes remontèrent à l’appartement de Miss Jane. Cinq minutes après, Maître Tonnerre, qui n’eût pas cédé son bienheureux ronflement pour un paradis, reposait auprès de son cher camarade.

Là-haut, les croisées illuminées de Miss Jane venaient de s’obscurcir. L’Avenue demeurait déserte. Les deux individus, qui reprenaient haleine, parurent se consulter du regard et tous deux clignèrent de l’œil vers les deux compères.

L’un d’eux rompit le silence et dit, goguenard :

— Est-on si bêtes que ça ?… On est payés, oui… mais on pourrait se payer davantage !

— Et ces deux-là, répliqua l’autre, ont l’air assez « copés ».

— Moi, je me dis qu’on ne visite pas les grandes maisons avec des clous dans ses poches !

— Il est certain que ces deux cuistres ont mieux que des clous !

— À moins que les jolis doigts de là-haut n’aient précédé les nôtres ! ricana le premier des deux chenapans.