Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
LA PETITE CANADIENNE

Puis nos deux compères, toujours sous l’éblouissement de la séductrice personne qui ne cessait de leur sourire, mais d’un sourire qui chatouillait fort leur épiderme impressionnable, demeuraient émus et muets.

Et Miss Jane souriait encore…

Ce soir-là, la belle créature s’était faite plus belle que jamais. Sa luxuriante coiffure rousse était entourée et soutenue par un petit bandeau d’ivoire incrusté de petits diamants qui éclataient de milliers de feux. Ce bandeau la ceignait comme d’une couronne de reine, et c’était le seul et unique ornement qu’on lui voyait ce soir-là.

Elle était, vêtue d’une robe de velours noir garnie, aux manches très courtes et au décolleté raisonnable, d’une petite et très fine dentelle blanche ; et cette robe, d’une coupe artistique et merveilleuse, modelait avec une netteté et une grâce parfaites les formes admirables de la jeune fille. Enfin, un petit soulier de satin blanc emprisonnait le plus mignon des pieds féminins… c’est du moins ce que pensa Alpaca qui, entre parenthèses, oubliait son Adeline.

Jamais avant ce soir, dans cette magnifique robe noire qui faisait mieux ressortir la blancheur laiteuse de sa peau, non, jamais Miss Jane n’avait été plus ravissante !

Durant une minute elle parut considérer tour à tour les deux amis, et pour chacun d’eux son sourire sembla avoir une signification différente.

Enfin, elle parla de cette voix métallique qu’elle savait rendre si suave et si harmonieuse :

— Messieurs, je vous remercie d’avoir bien voulu accepter mon humble invitation, et je vous assure de suite que vous n’aurez aucun regret de vous être dérangés.

— Madame… voulut répondre Alpaca.

— Mademoiselle… interrompit Miss Jane avec le plus délicieux des sourires.

— Pardon ! reprit Alpaca avec une légère révérence, Mademoiselle, ajouta-t-il aussitôt, pour l’honneur que vous avez bien voulu nous faire nous eussions, mon camarade et moi, subi avec joie les plus cruels dérangements. Et à présent que nous avons cet honneur de vous connaître, rien en ce monde ni dans l’autre ne saurait nous empêcher d’accourir au moindre de vos gestes, et de réaliser le moindre de vos désirs. Nous sommes, dès ce jour, vos plus fidèles serviteurs.

À nouveau Alpaca ploya son long et maigre buste. Tonnerre de plus loin en arrière, imita, quoique de façon moins prononcée, l’exemple de son ami.

— Merci de ces bonnes paroles, répondit Miss Jane. On m’avait assuré que vous étiez deux parfaits gentlemen et vous m’en fournissez vous-mêmes la preuve indiscutable. Mais ce n’est pas en serviteurs que je désire vous traiter, c’est en amis… en amis très intimes pour qui j’éprouve déjà la meilleure estime.

— L’honneur, mademoiselle, nous sera encore plus appréciable.

Nouvelles révérences des deux compères.

— Puisqu’il est convenu que nous sommes entre amis, reprit Miss Jane en se levant, et toujours très souriante, vous me permettrez bien de vous offrir de suite les marques de la plus amicale hospitalité.

Et la jeune fille, d’une démarche légère et gracieuse, se dirigea vers la table sur laquelle Maître Tonnerre posait de temps à autre un regard enluminé.

Miss Jane eut un sourire particulier pour Tonnerre dont la physionomie tourna à l’écarlate, et avec, une lenteur délicieuse elle se mit à emplir trois coupes d’une liqueur en larmes de rubis, dont le limpide bruissement amena au palais de Tonnerre une humidité telle, qu’il dut par trois fois et avec effort ravaler sa salive.

Les coupes emplies, Miss Jane dit :

— Si vous voulez approcher, messieurs ?

— Mademoiselle, répliqua Alpaca en se levant avec une certaine dignité, l’absorption de liqueurs quelconques est tout à fait hors de mes coutumes ; mais pour ne pas vous déplaire…

— Mademoiselle, dit Tonnerre à son tour, nos lèvres n’ont jamais trempé en cette liqueur qui semble divine ; mais pour ne pas vous outrager par un refus…

— Oh ! n’ayez nulle crainte, messieurs, cette liqueur est celle de l’amitié, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait inoffensive.

— Tant mieux, dit Alpaca. Cette assurance pourra m’enlever le moindre des scrupules, si, par cas, tel scrupule s’obstinait à demeurer.

— Pour moi, dit Tonnerre, tant mieux aussi. Car je ne me verrai pas contraint de briser ou d’interrompre seulement un vœu lointain que j’avais formé…

Ces explications données et les consciences calmées, chacun prit sa coupe, la bonne santé fut souhaitée, puis les coupes vidées.

— Vous aviez raison, dit Tonnerre en claquant de la langue, cette liqueur est réellement inoffensive et merveilleuse… mon vœu n’en est pas même entamé.

— Quant à moi, fit Alpaca, s’il m’est resté quelque part un scrupule, je suis sûr qu’il s’est évanoui sous les flots divins de ce pur nectar.

— Messieurs, dit Miss Jane, je suis enchantée de n’avoir pas troublé, même un tant soit peu, la tranquillité de vos consciences. Et à présent, si vous le voulez, nous causerons.

De son pas de fée Miss Jane regagna l’ottomane.

Tonnerre, lui, retomba sur son tabouret.

Alpaca revint à son fauteuil. Mais avant qu’il ne se fût assis, la jeune fille eut pour lui un sourire et un geste dont il parut saisir la juste signification ; car, faisant une révérence, il s’approcha de l’ottomane. Puis le même sourire et le même geste ayant été renouvelés par la charmante créature, Alpaca, séduit, prit place à côté d’elle.

Tonnerre, seul dans son coin, demeura gêné. Et pour se donner une contenance, il se prit à examiner, mais distraitement, les peintures du salon.

Cependant, Miss Jane disait à Alpaca qui demeurait raide, silencieux et grave :

— Mon cher Monsieur Alpaca, car c’est ainsi que vous vous nommez, n’est-ce pas ? j’ai un grand service à vous demander.

— À moi, mademoiselle ? fit Alpaca très surpris par ce début.

— À vous-même. Cela vous étonne qu’une