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LA PETITE CANADIENNE

— À la bonne heure ! Donc, à demain soir, cher Maitre !

— À demain, Miss Jane ! murmura Alpaca, tandis qu’une sombre appréhension l’agitait intérieurement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures bien sonnantes, le lendemain soir, Alpaca et Tonnerre, tirés tous deux à quatre et huit épingles, se présentaient au préposé à l’ascenseur du Metropolitan Apartments, — celui-là même avec qui Fringer avait eu un bout de causette deux jours auparavant, — et prononçaient tous deux d’une même voix grave, mais avec une intonation différente :

— Miss Jane !…

L’homme avait sans doute des instructions, car il sourit, s’inclina, s’effaça, et indiqua à nos deux compères l’entrée de la cage.

La minute suivante, l’ascenseur les enlevait vers le premier étage où l’employé leur indiquait une porte avec ces mots laconiques :

— C’est là !

Les deux amis s’inclinèrent, remercièrent, et gagnèrent la porte indiquée.

Ce fut Alpaca qui pressa le bouton électrique.

Ils attendirent.

Cinq minutes s’écoulèrent sans que l’un ou l’autre articulât un mot ou fit un geste d’impatience.

Puis la porte tout à coup s’ouvrit comme d’elle-même, et une jeune fille, très jolie, très parfumée, très souriante, parut à nos deux compères émerveillés.

— Miss Jane ! prononça Alpaca d’une voix légèrement tremblante.

— Entrez, messieurs, dit la soubrette avec ce sourire engageant que Tonnerre dévorait de l’œil.

Les deux amis ne se firent pas répéter l’invitation, ils entrèrent.

La porte fut refermée, les chapeaux accrochés, les cravates arrangées d’un tour de main.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit la bonne en les précédant.

Alpaca et Tonnerre entrèrent bientôt dans le salon éblouissant de lumière.

Le salon était désert.

La soubrette indiqua des sièges, fit une révérence en accentuant son sourire, et disparut derrière les draperies de l’arcade.

Debout, étourdis, s’entre-regardant avec des yeux en lesquels se reproduisaient toutes les impressions de la surprise, de l’étonnement, de la stupeur, les deux amis gardaient une attitude comique.

Et les minutes s’écoulèrent.

À la fin, la curiosité chez Maître Tonnerre succéda aux autres sensations, et lui donna la hardiesse de promener sur le luxe qui l’environnait un regard admiratif.

Ce regard embrassa aussitôt, placée près des larges croisées aux lourds rideaux bien tirés, une petite table somptueusement surchargée de flacons aux couleurs les plus vermeilles, de verres au cristal limpide et scintillant, de fruits d’un velouté exquis, et de gâteaux que seuls des doigts de fée avaient pu tripoter.

Sur cette table Tonnerre arrêta et reposa ses yeux remplis d’une attendrissante émotion… une larme osa même humecter sa paupière. Il poussa du coude Alpaca, cligna de l’œil dans la direction de la jolie table et tapa sur la rotondité de son abdomen.

Alpaca, ayant suivi le regard enflammé de Tonnerre, aperçut à son tour la splendide table, poussa un soupir, toussota et murmura :

— C’est ici l’Olympe !

— Le monde meilleur ! répliqua Tonnerre.

— Il ne manque que Vénus ! souffla Alpaca.

— Près de laquelle vous pourriez être l’amoureux et puissant Jupiter !

— Et si cela était, que voudriez-vous être, Maître Tonnerre ?

— Oh ! quant à moi, je me contenterais, en digne et divin Bacchus, d’arroser vos amours de ces rayonnants nectars.

— Chut ! souffla Alpaca.

— Chut ! répéta Tonnerre en se campant à côté de son ami, l’œil en éveil et la mine déjà fleurie par la seule vision de la table vers laquelle, à chaque instant, il coulait un regard d’envie.

Or, à cette minute, les draperies de l’arcade s’agitaient doucement, comme si, derrière, des mains d’une finesse et d’une souplesse remarquables en eussent arrangé les plis artistiques.

Nos deux amis tressaillirent, se serrèrent des coudes, et leurs prunelles brillantes s’attachèrent avec une vive curiosité sur ces draperies.

Puis une main fort blanche et fort petite glissa entre les draperies, un bras demi nu, bien rond, bien policé, bien blanc, suivit la main, puis main et bras écartèrent lentement les riches et lourdes étoffes, puis une jeune femme apparut dans toute la splendeur que l’art si subtil du féminisme sait développer sur un visage très joli par nature, et sur un corps aux contours harmonieux et irréprochables.

C’était Miss Jane…

Devant cette apparition magique, devant cette beauté féerique qu’amplifiait en la rehaussant l’éclatante lumière du lustre électrique, les deux compères, saisis d’admiration, éblouis, fascinés, demeurèrent une minute dans une sorte de contemplation extatique. Puis, se souvenant qu’ils étaient tous deux gens d’éducation et de culture, ils exécutèrent une de ces révérences de cour qui n’eût pas manqué de faire les délices de l’ancienne société de Rambouillet.

Lorsque les deux amis furent revenus à leur attitude première, ils virent que Miss Jane avait gagné l’ottomane, qu’elle s’était assise et que, souriante, elle leur indiquait d’un geste gracieux un siège à chacun.

À ce geste les deux amis obéirent à reculons.

Alpaca se laissa choir dans un fauteuil placé tout près de l’ottomane.

Quant à Tonnerre, reculant et reculant toujours, — guidé nul doute par un souvenir très cher ou par des arômes dont il ne pouvait préciser la provenance, mais qu’il devinait, — Maître Tonnerre, disions-nous, sut reculer tant et si bien qu’il finit par s’échouer sur une espèce de tabouret emprunté au style Louis XV, et à trois pas au plus de la superbe table chargée de ses fruits et de ses flacons.