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LA PETITE CANADIENNE

devant la physionomie tranquille et souriante de William Benjamin…


IX

EXPLICATIONS


Du dehors arrivaient jusqu’à nos personnages des bruits de fenêtres glissant rapidement dans leurs rainures, des portes s’ouvrant et se refermant, des voix de voisines apeurées s’interpellant… Le coup de revolver avait éclaté si fortement que la détonation, traversant les murs, se répandit dans le silence de la nuit et réveilla en sursaut les habitants du voisinage.

Quand aux cinq locataires du deuxième étage, ils s’étaient, peu après Mme Fafard, précipités en bas, demi vêtus, hagards, pour ne trouver, comme la veuve elle-même, qu’un charmant jeune homme qui leur souriait.

Quel avait donc été le résultat du coup de revolver de Rutten ?… Une balle logée dans un mur, un peu de fumée, une odeur de poudre, et une certaine surexcitation chez certaines bonnes gens tirées à l’improviste de leur paisible sommeil ou de leurs rêves innocents.

En peu de mots Benjamin donna les explications que chacun paraissait désireux d’entendre, puis tout le monde retourna au sommeil et aux rêves interrompus. Et William Benjamin lui-même se coula doucement entre les draps d’un lit que le capitaine Rutten avait loué pour la jolie somme de vingt dollars, et dont il n’avait tiré ni bien-être ni profit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mademoiselle Henriette !…

Ce nom avait été prononcé avec une joyeuse surprise par Lucien Montjoie en voyant pénétrer dans son bureau, à deux heures de l’après-midi du jour suivant, l’élégant et toujours souriant William Benjamin.

— Chut !… souffla ce dernier en posant un doigt sur ses lèvres ; souvenez-vous, mon cher ami, que les murs regardent et entendent ! Que je ne sois donc que ce richissime et heureux banquier de Chicago que vous avez l’honneur de compter au nombre de vos amis et de vos clients.

Un rire jeune et clair souligna ces paroles enjouées.

— C’est entendu, répliqua Montjoie. Mais daignez prendre un siège et me dire quelle bonne aventure vous ramène sitôt à Montréal.

— Dites « mauvaise aventure », mon cher, répliqua Benjamin en s’asseyant et en prenant une physionomie grave.

— Vos affaires ne marchent donc pas ?

— Elles marchent, oui… mais à reculons !

— Voulez-vous m’expliquer ?

— Me permettrez-vous, auparavant, de vous demander à quelle date vous avez expédié à New York le modèle de Pierre ?

— Avant hier.

— C’est bien ce que Mme Fafard m’a aussi déclaré.

— Pierre ne l’a-t-il pas reçu ? demanda l’avocat avec surprise et inquiétude.

— Pas plus qu’il ne vous en a demandé l’expédition, sourit Benjamin.

Montjoie regarda son visiteur avec la plus grande stupéfaction.

Benjamin se mit à rire.

— Eh bien ? fit interrogativement l’avocat que le rire de Benjamin étonnait de plus en plus.

— Mon cher ami, savez-vous ce qui est arrivé ?

— Je vous le demande.

— Ceci : que nous avons été habilement, et coquinement joués ! Pierre Lebon, ajouta Benjamin, ne vous a jamais adressé aucune dépêche.

— Pardon ! cette dépêche nous a été adressée, et comme je…

— Oui, oui, je sais, sourit Benjamin. Mme Fafard m’a tout dit. Je veux dire que cette dépêche est fausse, qu’elle a été fabriquée de toute pièce par nos ennemis.

— Vraiment vous m’étonnez…

— Et je vous étonnerai bien davantage en vous certifiant que le modèle, que vous êtes bien sûr d’avoir expédié à Pierre, n’a pas même quitté Montréal.

— Ah ! par exemple, ceci est trop fort ! s’écria Montjoie, qui, à l’air enjouée de Benjamin, croyait à la fin que ce dernier voulait simplement se moquer de lui.

— Je sais par Mme Fafard, reprit Benjamin, que vous avez confié le modèle à un employé de messageries, et de cela vous êtes très sûr et certain. Seulement, vous n’avez pas suivi cet homme, et vous n’avez pas vu la valise bel et bien mise en chemin de fer.

— Oui, c’est vrai.

— Maintenant, écoutez. Vous rappelez-vous un certain capitaine Rutten, de New York, dont je vous ai déjà parlé ?

— Rutten !… fit Montjoie en fouillant son souvenir.

— Oui, une espèce d’agent allemand qui s’intéresse plus qu’il n’est convenable à l’invention de Pierre.

— Attendez donc… Rutten.. En effet, je me rappelle à présent. Eh bien, ce Rutten ?…

— Écoutez encore, vous allez voir.

Et Benjamin se mit à narrer le petit mélodrame de la nuit précédente, dans la maison de Mme Fafard, avec cette conclusion :

— Donc, si Rutten est venu à Montréal, c’est parce qu’il était certain d’y trouver le modèle, et des gens à lui par qui nous avons été épiés l’avaient parfaitement renseigné.

Disons ici que Benjamin se trompait en partie, puisque le renseignement ci-dessus avait été donné par Pierre lui-même à Miss Jane. Mais il faut bien comprendre que Benjamin raisonnait par rapprochements, et que, après tout, il n’était pas loin de la vérité.

— Oui, continua-t-il, ces gens-là ou d’autres agents que je ne connais pas, mais que je connaîtrai, n’ont pas attendu la venue du capitaine pour agir. Et ceci me fait penser que ces gens ont décidé de travailler pour leur propre compte, et, en nous jouant, ils ont joué également Rutten.

— Mais si vraiment le modèle est perdu encore une fois, que comptez-vous faire ?