Page:Lebel - La petite canadienne, 1931.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.
27
LA PETITE CANADIENNE

dans le choix, continua son chemin pour s’arrêter à deux portes plus loin devant une autre affiche et du genre de la première.

Un instant il parut réfléchir profondément, tout en promenant sur les maisons avoisinantes des regards scrutateurs. Enfin, comme s’il eût pris une décision, il revint sur ses pas, s’arrêta de nouveau devant le No 143B, relut l’affiche ou feignit de la relire, puis alla frapper à la porte.

Mme  Fafard vint ouvrir.

Rutten, comme beaucoup d’Allemands qui ont un peu habité tous les pays du monde, parvenait à baragouiner plusieurs langues ; mais la langue française, entre autres, lui était familière.

Ce fut donc en bon français qu’il parla.

— Je vois, madame, dit-il avec un sourire aimable, que de toutes les maisons de pension environnantes la vôtre offre la meilleure apparence. Me serait-il possible d’y louer pour un mois une bonne et confortable chambre ?

— Je n’ai plus qu’une chambre de disponible… Si vous voulez la visiter ?

— Est-ce en bas ou en haut ?

— Au premier étage.

— Ce n’est déjà pas trop mal. Est-ce sur le devant ou…

— Sur le devant, monsieur, à droite, interrompit Mme  Fafard.

— De mieux en mieux, s’écria Rutten en se frottant les mains de satisfaction. Et le prix de location, madame ?

— Quinze dollars par mois, monsieur. C’est la plus grande et la plus belle de mes chambres.

— Quinze dollars seulement ! fit Rutten avec surprise ; mais c’est pour rien. Tenez, je vous offre vingt dollars tout de suite.

— Vous êtes trop généreux… répliqua Mme  Fafard tout émerveillée de cette bonne aubaine, et très flattée aussi par la mise correcte, élégante, de ce futur locataire et par ses belles manières.

Mais Rutten, plus souriant, plus amène, demandait déjà :

— Alors, chère madame, si vous me permettez de visiter ?

— Oh ! avec plaisir… venez.

Dix minutes plus tard, le capitaine tout à fait enchanté laissait tomber dans la main de la veuve un billet de banque de vingt dollars et, prétextant d’urgentes affaires, il se retirait.

Il ne rentra à son nouveau domicile qu’à dix heures de la soirée.

Seule, ce soir-là, Mme  Fafard lisait dans son petit salon. Les portières entr’ouvertes lui permettaient de voir dans le vestibule ceux qui entraient ou sortaient.

À la vue de son nouveau locataire elle eut un sourire accueillant, sourire auquel le capitaine répondit galamment par ces paroles :

— Voulez-vous me permettre, madame, de vous exprimer encore tout le plaisir que j’ai d’avoir pu trouver si bon gîte ?

Madame Fafard sourit de nouveau. Puis, sur son invitation, Rutten pénétra dans le salon et prit un siège.

Nous épargnerons à notre lecteur les banalités de la conversation qui suivit entre l’entreprenant capitaine et l’aimable Mme  Fafard qui, comme toutes les veuves jouissant encore d’une certaine fraîcheur, ne dédaignait pas d’essayer à l’occasion ce pouvoir séducteur qui est l’unique force de la femme et qui fait en même temps sa faiblesse.

Néanmoins, nous dirons que le capitaine profita de la circonstance pour se faire renseigner sur les dispositions intérieures de la maison, en sorte qu’il put apprendre où se trouvait la chambre à coucher de la veuve.

Il était onze heures lorsque le capitaine monta à son appartement.

À minuit tous les locataires étaient rentrés et tous dormaient profondément. Depuis le départ de Pierre Lebon. Mme  Fafard n’avait que cinq locataires, hormis Rutten, qui occupaient le deuxième étage. Le capitaine se trouvait donc seul au premier, attendu que Mme  Fafard couchait au rez-de-chaussée dans une vaste et belle chambre à l’avant de la maison et sous la chambre même que le capitaine avait louée.

Lorsqu’il fut entré dans sa chambre, le capitaine ne prit pas la peine de presser le bouton électrique pour faire la lumière : il se jeta dans un fauteuil et demeura attentif aux bruits de la maison. Sa chambre était légèrement éclairée par une lampe électrique de la rue dont les rayons pénétraient par la fenêtre. Rutten entendit les locataires rentrer un à un puis se coucher. Et bientôt le plus grand silence régna dans toute la maison.

De temps à autre Rutten consultait sa montre. Enfin, lorsqu’elle marqua une heure, il se leva doucement, enleva ses bottines et marcha vers la porte de sa chambre qu’il ouvrit doucement.

Il entra dans le corridor. Là, à sa gauche, était la porte des appartements de Pierre Lebon. Plus loin l’escalier qui conduisait en bas. Un peu plus loin celui qui conduisait à l’étage supérieur. L’obscurité régnait partout, mais Rutten savait déjà par cœur toutes les dispositions de la maison. Il marcha donc vers l’escalier et descendit au rez-de-chaussée.

Là, dans le vestibule, face à la porte de sortie, Rutten regarda la porte à gauche. Elle était close. Mais cette porte, il savait que c’était celle de la chambre de Mme  Fafard. À droite, il vit la porte toujours ouverte du salon, et avec sa draperie de velours écartée. Rutten venait de regarder, sans savoir pourquoi, cette porte. Et son œil perçant avait été attiré dans le salon faiblement éclairé par la lampe électrique de la rue. Et, chose curieuse, il avait cru voir comme une ombre glisser rapidement dans cette demi-obscurité ! Mais c’était peut-être une hallucination… car tout était silence ! Tout de même, il scruta attentivement le salon, mais il ne vit rien… Oui, il avait eu la berlue !

Rassuré, il reporta son regard sur la porte de Mme  Fafard. Pour atteindre cette porte il n’avait plus que deux pas à faire. Il avança donc de ces deux pas et posa sa main sur le bouton. Tout doucement il tourna le bouton, lentement, sans le moindre bruit il poussa la porte… Mais il ne la poussa qu’à demi, suffisamment pour lui permettre d’entrer. La chambre était très obscure à cause de ses épais ri-