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LA PETITE CANADIENNE

més, Parsons et moi. Et il est encore certain que l’un ou l’autre de ces deux gredins avait les plans sur lui… mais nous avons eu le tort de ne pas fouiller assez longtemps. Oh ! grinça-t-il avec un nouvel accès de rage, si nous avons perdu la partie, c’est à cause de cette maudite, enveloppe jaune trouvée sur cet Alpaca que Satan grille pendant cinquante siècles !… Oui c’est la trouvaille de ces lettres de bêtises qui nous a fait précipiter notre besogne ! Et penser que ces plans étaient à notre portée ! Que ma main les a peut-être frôlés !… Damnation !… Et voilà deux fois que ces mêmes individus nous roulent !…

Ici Fringer se tut, tordit sa moustache dans un geste de fureur, et poursuivit :

— Or, ces deux hommes étant des agents de Benjamin, et Benjamin étant à New York, il en résulte que, à cette heure, les plans sont dans les mains de ce Benjamin. Donc, Monsieur Benjamin, se mit à ricaner Fringer, c’est à vous personnellement que nous aurons affaire dès ce jour. Vous avez la première manche, à nous la seconde !

Et le même ricanement sardonique éclata sur les lèvres blêmes de Fringer.

Il venait de s’arrêter devant sa fenêtre ouverte et, tout en monologuant à peu près de la même façon, il laissait ses regards errer distraitement sur la rue en bas.

Il continuait :

— Mais rien n’est perdu encore ! Certes, c’est un fâcheux contre-temps, mais nous allons nous remettre à la besogne avec plus d’ardeur et d’acharnement que jamais, dussé-Je y laisser mes os ! Et dire que tout allait si bien déjà ! Grossmann nous fait savoir qu’il a pu retrouver le modèle, nous tenions les plans. James Conrad allait nous payer vingt cinq mille dollars en bel argent… oh !…

Avec cette exclamation Fringer esquissa un nouveau geste de rage et de désespoir, mais ce geste, il ne le fit qu’à demi : ses regards venaient de se poser sur deux individus qui, postés sur le trottoir opposé de la rue et faisant face à l’hôtel, causaient entre eux. Et les yeux de Fringer se dilatèrent de surprise ; il grommela un blasphème et murmura :

— Non… Je ne me trompe pas : voilà bien mon Alpaca et son camarade que nous avons assommés hier soir ! Il faut croire qu’ils sont munis d’un crâne joliment dur. J’avais bien pensé qu’ils en auraient pour trois jours de lit au moins.

Il se tut et frissonna lorsque ses regards se posèrent sur un nouveau personnage, et ce personnage était une femme d’allure légère et Jeune, tout de noir vêtue et scrupuleusement voilée. Fringer la vit passer lentement, tête haute, indifférente en apparence à ce qui l’entourait.

Seulement, lorsqu’elle passa derrière Alpaca et Tonnerre, les effleurant presque, sa tête se détourna légèrement, et ses regards cachés par la voilette parurent se fixer un instant sur les deux compères. Puis Fringer la vit s’éloigner plus rapidement et se perdre au loin.

— Miss Jane !… murmura-t-il comme avec une sorte d’épouvante mystérieuse. Miss Jane !… répéta-t-il, oui, c’est elle, j’en donnerais mon âme à l’enfer !… Pourquoi a-t-elle ainsi regardé ces deux individus ? Oh ! je voudrais bien savoir ce qu’elle manigance en ce moment ! Si, seulement, je pouvais la filer un bout !… Non, c’est inutile d’y songer pour le moment, il faut que j’attende ici Parsons qui m’a téléphoné. Mais qu’importe ! Je sais où niche l’oiseau ! Et pas plus tard que demain je me permettrai une visite aux alentours de son nid d’amour. Et qui sait si, alors, je n’aurai pas à mon tour quelque bonne fortune, et un peu de ce plumage que ce galant Rutten semble se réserver pour lui seul !…

Et avec cette facétie, Fringer fit entendre un ricanement narquois.

Mais ce ricanement, il l’interrompit subitement en entendant frapper à sa porte.

Il alla ouvrir.

Peter Parsons parut.

— Ainsi donc, fit ce dernier en pénétrant dans la chambre, les nouvelles sont mauvaises !… Que s’est-il donc passé ?

Fringer fit entendre quelque chose comme un rugissement, tandis qu’un rictus moqueur entr’ouvrait ses lèvres, et il répondit :

— Il s’est passé que vos capitalistes, le colonel Conrad et son oncle, ont refusé d’acheter mes plans. Tenez ! les voyez-vous, là encore, sur cette table ?

— Ah ! ah ! fit seulement Parsons avec un sourire ambigu.

— Quoi ! c’est là tout l’effet que produit sur vous ce fiasco ? s’écria Fringer, tout surpris de la mine presque indifférente de Parsons.

— Vous m’avez annoncé par téléphone, répliqua Parsons, une mauvaise nouvelle. Or, si c’est là votre nouvelle, simplement je me dis qu’elle aurait pu être plus mauvaise, voilà tout.

Et il s’avança vers la table sur laquelle demeurait l’enveloppe jaune d’Alpaca.

— Il me semble, reprit Fringer avec humeur, qu’elle est bien assez mauvaise !

— Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui s’est passé, fit Parsons en tirant de l’enveloppe les lettres d’Alpaca.

Mais avant que Fringer put répondre, il s’écria ;

— Qu’est-ce que cela ?… Où sont les plans ?… Et en même temps que cette double question, ses yeux aux rayons jaunes se posaient soupçonneux sur Fringer.

Ce dernier raconta alors la scène que notre lecteur connaît déjà.

Et lorsque Fringer lui eut expliqué la nature du contenu de l’enveloppe, Parsons fit entendre un « goddam » qui eût fait pâlir un cocher.

— Maintenant, reprit Fringer, voulez-vous savoir qui a les plans ?

— Qui donc ? gronda Parsons.

— William Benjamin !

— Qui vous le fait penser ?

— Les deux particuliers que nous n’avons pas assez assommés et pas suffisamment fouillés, c’est-à-dire les deux agents de Benjamin.

— Je comprends, fit Parsons devenu pensif.

— Et, continua Fringer qui s’exaspérait au souvenir de son fiasco, ayant cru poser les mains sur un trésor, c’est sur un fumier que nous les avons placées.