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LA PETITE CANADIENNE

Un silence s’établit au bout duquel l’ingénieur demanda :

— Es-tu d’avis que je me rende au Welland ?

— Sans doute, répondit vivement le colonel. Car le plus tôt l’affaire bâclée, le mieux ce sera pour vous. Je crois savoir que ce même Fringer est aussi en relations avec William Benjamin.

— Au fait, l’avais oublié Benjamin. Eh bien ! c’est dit : je vais au Welland. Tu m’accompagnes ?

— Certainement, répondit le colonel avec un sourire de triomphe.

L’instant d’après les deux hommes sortaient rapidement de l’hôtel, montaient en taxi et s’éloignaient à toute allure, au grand désespoir de Maître Tonnerre qui pesta, jura, sacra, et finit, enfin, par se donner cette bonne consolation :

— C’est égal, je connais le logis… Je pourrai toujours rattraper le locataire !

Et Tonnerre s’éloigna pour aller rejoindre son compère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures et demie, lorsque James Conrad et son neveu furent introduits dans l’appartement de M. Karl Fringer, au Welland Hôtel.

Après l’échange usuel de politesse et que chacun des trois personnages eut pris un siège, l’ingénieur commença :

— Ainsi donc, Monsieur Fringer, vous possédez les plans du Chasse-Torpille Lebon ?

— Oui, monsieur, répondit Fringer en recroquevillant davantage les pointes de sa moustache tournées en queue de cochonnet.

— Et le modèle ? interrogea encore Conrad.

— Le modèle pourra vous être livré d’ici deux ou trois jours.

— Aux prix que vous avez établis avec le colonel ?

— Oui, monsieur.

— C’est-à-dire, spécifia Conrad, dix mille dollars payables contre remise des plans, et quinze mille contre livraison du modèle ?

— C’est cela.

— Eh bien ! je suis prêt à conclure le marché. Mais vous conviendrez que je ne peux rien faire avant de m’être assuré que les plans en question sont bien authentiques.

— C’est très juste, monsieur, répondit Fringer. J’ai ici les plans.

— Tout va bien alors, répliqua Conrad.

Et pendant que Fringer tirait d’une poche intérieure de sa veste une large enveloppe jaune, l’ingénieur exhibait son carnet de chèques et le posait devant lui.

— Voici l’enveloppe qui contient les plans, dit Fringer dont l’œil avide, comme celui du colonel, se posait sur le beau carnet de chèques.

Conrad prit l’enveloppe, ajusta son lorgnon et l’examina avant de l’ouvrir. Ses yeux clignotèrent vivement. Il retourna l’enveloppe en tous sens, puis, regardant Fringer, demanda :

— Êtes-vous sûr qu’en cette enveloppe se trouvent les plans qui nous intéressent.

Car, disons-le, l’ingénieur ne reconnaissait pas l’enveloppe en laquelle il avait mis les plans du Chasse-Torpille, le jour où il les avait achetés de Pierre Lebon.

La question de l’ingénieur parut embarrasser Fringer, qui jeta sur le colonel un regard interrogateur.

Le colonel tressaillit et fit mine de ne pas voir le regard de Fringer. Il demanda :

— Ne reconnaissez-vous pas cette enveloppe, mon oncle ?

— Cette enveloppe n’est ni du format ni du papier de celle dans laquelle j’avais mis les plans.

— Ah !… fit le colonel dont le front s’humecta d’une sueur légère mais froide.

— Ensuite, ajouta Conrad, j’avais noté sur l’enveloppe : « Plans C.-T. » Cette note, je ne la retrouve point sur celle-ci.

Le colonel tressaillit de nouveau et pensa :

— L’imbécile de Fringer… qui a refusé de me laisser voir et constater que cette enveloppe était ou n’était pas celle que j’avais vue !

Mais de suite Fringer émettait :

— Il se peut, monsieur Conrad, que l’enveloppe ait été changée ?

— En effet, cela se peut, répliqua Conrad. Et puis, je remarque qu’elle est scellée, et la mienne ne l’était pas.

— My Lord !… s’écria le colonel qui était sur des épines, rien n’est plus simple que de voir ce que contient cette enveloppe, regardez !

Oui, regardez, appuya Fringer.

— Il n’y a pas autre chose à faire, dit Conrad en brisant une extrémité de l’enveloppe. Puis il en tira une feuille de papier blanc pliée en trois. Dans l’enveloppe il remarqua qu’il y avait encore une dizaine de ces feuilles de papier. Il déplia celle qu’il tenait dans ses mains et la vit couverte d’une grosse écriture très irrégulière, et cela lui parut une lettre.

Il la parcourut rapidement et curieusement des yeux.

— Diable !… s’écria-t-il au bout d’un moment, qu’est-ce que cela veut dire ?… C’est une lettre… une lettre écrite en langue française !… Voyons ! heureusement que je connais cette langue. Cette fois, il se mit à lire attentivement.

— Pâle, le colonel observait son oncle d’un regard vacillant.

Fringer, curieux et craintif à la fois, cherchait à surprendre sur la physionomie de l’ingénieur les impressions que pourrait faire naître cette lecture.

Quant à Conrad, au fur et à mesure qu’il lisait, son visage exprimait tour à tour la surprise, l’étonnement, la stupeur. Puis un sourire retenu se fit jour entre ses lèvres. Ce sourire s’accentua, s’amplifia, pendant que les paupières battaient terriblement. Puis, enfin, l’ingénieur partit d’un rire, mais d’un rire énorme, formidable, d’un rire qui fit chanceler sur leur siège respectif le colonel et Fringer,

Le colonel voulut parler… Conrad continua de rire de plus belle.

Fringer, à son tour, tenta de demander une explication de ce rire singulier.

Le rire de Conrad devint plus formidable.

Alors le Colonel et Fringer s’entre-regardèrent et ils parurent se poser cette question :

— Est-il fou ?…