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LA PETITE CANADIENNE

mission. Il est vrai que, à la rigueur, je pourrais toujours informer mon oncle de la chose. Seulement, ajoutai-je, il n’y a pas que les plans en question auxquels mon oncle s’intéresse, il y a aussi le modèle de la machine.

L’homme eut un sourire équivoque pour répondre :

— J’allais ajouter, cher monsieur, que la même personne est en mesure de traiter avec M. Conrad relativement à ce modèle.

— Oh ! oh ! m’écriai-je, ceci est mieux, si je dois comprendre que, tout comme les plans, le modèle est en la possession de votre « personne ».

— Cette personne, reprit l’homme avec assurance, détient les plans et le modèle.

— Très bien, alors. Pourtant, je trouve encore une objection.

— Laquelle ?

— Il me semble qu’il serait plus satisfaisant pour moi comme pour mon oncle de connaître le nom de la personne dont vous parlez.

— Je dois vous prévenir, dit l’inconnu, que cette personne est tout à fait étrangère à M. Conrad. Néanmoins, pour la satisfaction de M. Conrad et pour la vôtre, je pourrai vous renseigner tous deux à ce sujet.

— J’estime, insistai-je, qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de la mission que vous voulez me confier, me dire de suite ce nom.

— Puisque vous l’exigez, voici : la personne en question se nomme M. Karl Fringer.

— Connais–tu ce nom là ? interrompit Conrad dont l’émotion grandissait à mesure que le colonel parlait.

— Pas plus que vous ne le connaissez vous-même, répondit le colonel.

— Qu’as-tu donc conclu avec cet homme ?

— Nous avons causé plus d’une heure et débattu vivement le prix de la transaction.

— Combien demande-t-il ?

— Vingt mille dollars pour les plans et trente mille pour le modèle. Il en demandait d’abord cent mille en tout.

— Naturellement, tu l’as envoyé promener ? fit Conrad avec mépris.

— Au contraire…

— Allons donc, fit l’ingénieur avec surprise.

— Je l’ai encore ramené au rabais, sourit le colonel avec certaine vanité.

— Ah ! ah !

— Au point que j’ai fini par le convaincre que dix mille dollars pour les plans était un chiffre fort raisonnable. Quant au modèle, je lui ai fait entendre que, au cas où vous seriez disposé à traiter de cette affaire, quinze mille dollars seraient la plus haute somme payée.

L’ingénieur se mit à considérer son neveu avec le plus drôlatique étonnement, et il s’écria, non sans papilloter très fort des paupières :

— As-tu perdu la tête, Philip ? As-tu pensé une seule minute que je serais assez stupide de payer deux fois pour ces plans et ce modèle ?

Le colonel fut secoué par un tressaillement de contrariété.

— Me serais-je fourvoyé ? pensa-t-il. Quelle idée peut donc avoir mon oncle ?

Et comme il gardait le silence, très désorienté, Conrad reprit avec véhémence :

— Oui, je me demande si tu as perdu la tête. Voilà un individu qui vient te dire : « C’est moi ou telle autre personne que je connais qui suis actuellement le dépositaire des plans volés à votre oncle ! »… Et toi alors, au lieu de livrer à la justice ces receleurs, tu discutes avec eux toute une transaction financière.

Le colonel se mit à rire doucement.

L’ingénieur demeura interloqué par le rire de son neveu, puis il demanda avec humeur :

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Ceci, répondit le colonel : que mon homme m’avait tout d’abord prévenu que le particulier, Karl Fringer, a pris toutes ses dispositions et ses précautions pour assurer la mise à point de son entreprise, et que l’argent seul, bien et dûment versé, pourra acquérir les plans et le modèle. Ce qui, dans mon esprit, revient à dire que la police, une arrestation, toute la machine justicière enfin ne pourra vous rendre ce qui vous a été volé.

James Conrad poussa un long soupir et se renversa sur le dossier de son siège. Les dernières paroles du colonel lui ôtaient l’espoir qu’il avait un moment entrevu de ravoir les plans et le modèle sans bourse délier.

Le colonel comprit l’effet de ses paroles, et un éclair de joie illumina ses prunelles jaunes.

Aussi reprit-il avec plus de confiance :

— Mon oncle, vous savez que j’ai peu l’habitude de me mêler de vos affaires pas plus que de celles des autres : mais vous savez aussi que je m’intéresse beaucoup au succès des vôtres. Alors, j’avais pensé qu’en acceptant la proposition de ce Karl Fringer vous mettiez tout bonnement cinquante mille dollars dans vos poches.

Ce chiffre fit tressauter l’ingénieur. Il clignota fortement des yeux, assujettit son lorgnon et dit :

— Explique-toi, Philip.

— Écoutez donc. Lebon vous a volé les plans et le modèle plus vingt-cinq mille dollars. Mais si Lebon n’avait pas été une canaille, vous auriez eu à lui verser une somme additionnelle de soixante-quinze mille dollars, ce qui, si je sais bien compter, aurait fait une somme totale de cent mille dollars. Or, Lebon en commettant ce vol a perdu tous ses droits à l’invention, et n’a à faire valoir contre vous aucune réclamation. Maintenant il arrive, par je ne sais quelles combinaisons du hasard, que des inconnus vous offrent les mêmes plans et le même modèle pour une somme nette de vingt-cinq mille dollars, somme qui, avec celle payée à Lebon, vous rend propriétaire de toute l’affaire pour un montant global et final de cinquante mille dollars. Voyons, est-ce clair, mon oncle ?

Conrad, cette fois, parut ébloui et il s’écria :

— Tu as raison, Philip, l’affaire est splendide. Revois ton homme et l’amène ici.

— Une minute, mon oncle. Cet homme m’a dit que, si vous acceptiez le marché, vous pourriez vous rendre aujourd’hui entre dix et onze heures au Welland.

— Ce Fringer loge donc au Welland ?

— Je le crois et je crois aussi qu’il n’est ni plus ni moins que la personne même qui m’a chargé de cette mission auprès de vous.

— C’est ce que j’avais un peu pensé, répliqua Conrad, méditatif.