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LA PETITE CANADIENNE

il pencha la tête, marcha en chancelant vers un fauteuil, s’y laissa choir lourdement et s’abîma en une longue et sombre rêverie.

Le temps s’écoula. L’heure du dîner arriva. Benjamin demeurait toujours immobile dans son fauteuil, les traits de son visage pâles et contractés, ses sourcils affreusement froncés, ses yeux grands ouverts et fixes, ses lèvres blêmies pressées l’une contre l’autre. Seules, les palpitations de sa poitrine annonçaient que la vie n’avait pas encore abandonné ce corps, jeune et beau.

Les gens de l’hôtel lui décochaient, en passant, des regards curieux.

L’un des hôtes avait une fois demandé au gérant de l’hôtellerie :

— Qu’a donc Monsieur Benjamin ?

Le gérant cligna de l’œil, ébaucha un sourire énigmatique et chuchota à l’oreille de l’hôte :

— Une dépêche… grosse perte d’argent… la décave sans doute… ça l’a abattu !…

L’hôte haussa les épaules avec indifférence et gagna la salle à manger. Pour lui un richard de moins ou de plus importait peu.

Quant au gérant, la dégringolade d’un banquier ou la cuve renversée d’un capitaliste quelconque, était pour lui une des distractions de la vie… Il jubilait.

Enfin, le gérant, voyant que l’heure du dîner allait bientôt finir, s’approcha de Benjamin et dit en lui touchant l’épaule :

— Monsieur, il est temps de dîner !

Benjamin ne répondit pas. Pas une fibre de son visage ne remua. Il demeura de pierre.

Plus jubilant, l’employé s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix heures du soir sonnèrent.

La grande salle de l’hôtel était presque déserte.

William Benjamin demeurait toujours inerte dans son fauteuil.

Deux hommes pénétrèrent en hâte dans l’hôtel : c’étaient nos deux amis Alpaca et Tonnerre.

Ils aperçurent Benjamin et s’en approchèrent.

— Mademoiselle… commença Tonnerre de sa voix aigrelette.

Mais un formidable coup de coude dans les côtes lui coupa net la parole et la respiration, il fit entendre un gémissement de douleur, prit ses côtes à deux mains et s’écrasa sur une banquette voisine.

— Mon cher Monsieur Benjamin, corrigea aussitôt Alpaca de sa voix profonde…

Benjamin fut secoué d’un frisson. Il releva ses yeux ternes et aperçut la figure grave d’Alpaca.

— Ah ! c’est vous ? murmura-t-il avec un sourire amer.

— Nous avons une nouvelle ! dit Alpaca.

— Voyons la nouvelle ! s’écria tout à coup le jeune homme dont la physionomie s’éclaira de suite d’un rayon d’espoir.

— Le capitaine Rutten, répondit Alpaca, a pris ce soir même un convoi en destination de Montréal.

— Vous êtes sûr de cela ? haleta Benjamin en se dressant debout.

— Demandez à Maître Tonnerre !

Tonnerre se leva, quelque peu remis de son coup de coude aux côtes, et vint se planter à côté de son compère pour répondre :

— Si sûrs, mademoi… pardon ! capitaine, oui, nous en sommes si sûrs que nous eûmes l’envie de l’accompagner !

Benjamin pencha la tête et demeura méditatif.

— Nous avons encore une autre nouvelle, reprit Tonnerre.

— Dites, commanda Benjamin en relevant le front.

— Monsieur Conrad et son neveu, le colonel, sont à New York.

— Je le savais, répondit Benjamin. Aussi, allais-je vous demander de surveiller le colonel.

— Nous aurons l’œil sur lui, dit Alpaca.

— Maintenant, mes amis, j’ai à mon tour une nouvelle à vous communiquer.

Les deux amis s’inclinèrent et demeurèrent attentifs.

— Et la nouvelle, poursuivit Benjamin, est de Montréal. Tenez, lisez ceci.

Il leur tendit la dépêche signée… Montjoie.

Tonnerre lut, tressaillit, regarda une seconde Benjamin dans les yeux et, ayant paru comprendre, il grommela un juron et passa la dépêche à Alpaca.

Celui-ci lut à son tour, mais il demeura calme et grave.

— Que pensez-vous de cela ? questionna Benjamin.

— Je pense, répondit Alpaca froidement, qu’il y a là dedans un tour de ce même Rutten, ou de l’un de ses agents à Montréal.

— C’est ce que je pense aussi, répliqua Benjamin, depuis que vous m’avez annoncé le départ du capitaine pour Montréal. Et je précise ce tour dont vous parlez, Maître Alpaca, en disant que Madame Fafard et Montjoie ont été bien habilement joués par ces coquins.

— C’est aussi mon avis, dit Tonnerre.

— Alors, poursuivit Benjamin, en retrouvant toute son énergie, il s’agit de ne pas perdre de temps, et je décide de partir pour Montréal demain matin.

— Devrons-nous vous accompagner ? demanda Alpaca.

— Non. Vous serez plus utiles ici à surveiller nos ennemis. Si, par cas, ce modèle a été réellement enlevé à Madame Fafard et qu’il ait été expédié à New York, il peut arriver que la Providence le fasse tomber en vos mains.

— Croyez, dit Tonnerre, que nous aurons l’œil bien ouvert.

— Et à présent, reprit Benjamin avec un sourire, comme je n’ai pas encore dîné, je vous offre une collation dans l’un des bons restaurants de Broadway.

— Nous acceptons de grand cœur, répondirent les deux amis enchantés.

— Nous en profiterons, ajouta Benjamin, pour nous concerter et tâcher de pénétrer le mystère dans lequel nous nous débattons.

— Nous arriverons bien à bout du mystère, assura Tonnerre avec conviction.

Et sur ce, tous trois sortirent de l’hôtel.