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LA PETITE CANADIENNE

Et Benjamin commanda une troisième chope de bière pour lui-même.

Dès lors la conversation s’engagea entre les deux hommes et leur entretien roula sur les événements de la guerre. Deux ou trois chopes furent encore vidées. Le détective était devenu très communicatif, Benjamin comprit que le moment était venu de mettre en œuvre le plan qui lui trottait par la tête depuis une demi-heure.

— Avez-vous ici, demanda-t-il au garçon du bar, des cabinets où l’on puisse s’asseoir, boire un verre et causer tranquillement ?

— Certainement, répondit le garçon avec toute la courtoisie du Yankee complaisant. Au fond, par là, vous n’avez que le choix.

De l’index il indiquait une porte ouverte qui donnait sur un passage plutôt obscur.

Alors Benjamin dit au policier avec un sourire engageant :

— Acceptez-vous, monsieur ?

— Avec grand plaisir, en vérité, s’empressa de répondre le détective très enchanté de ce piège que, selon lui, Benjamin allait se tendre.

L’instant d’après, les deux hommes étaient assis à une table placée dans le centre du petit cabinet, et sur cette table le garçon du bar déposait une bouteille de champagne et des verres qu’il emplissait.

Avant de se retirer le garçon dit avec un sourire :

— Je vais vous rapporter de suite votre monnaie.

— Inutile, répliqua Benjamin dont le sourire fut compris avec une joyeuse émotion du commis. D’ailleurs, ajouta-t-il, il est probable que nous boirons encore quelque chose à même ce billet de cinquante dollars que je vous ai remis tout à l’heure.

Le commis exécuta une savante révérence et se retira à reculons.

Alors, sans mot dire, Benjamin se leva, poussa sa chaise contre la porte de façon à masquer celle-ci et à intercepter toute sortie, et s’assit tranquillement dessus. Puis, à la plus grande stupeur du policier, Benjamin tira de sa poche un fort joli rouleau de billets de banque de cinquante dollars chacun, en compta dix très lentement, les posa sur son genoux et mit les autres dans sa poche. Cela fait, il exhiba — mais cette fois, au lieu de la stupeur, ce fut de l’épouvante qui se peignit sur les traits du détective — Benjamin exhiba, disons-nous, un revolver en acier bruni et le posa sur l’autre genou.

Et comme l’agent de police le regardait avec des yeux désorbités par l’inquiétude et la peur, Benjamin prononça d’une voix brèves et froide, tandis que ses yeux noirs pleins de feux se fixaient durement sur les regards troublés de l’homme de police :

— Maintenant, mon ami, choisissez !

L’homme tressaillit, pâlit et bégaya :

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire ceci simplement : ou vous accepterez ces cinq cents dollars à titre d’acompte pour services que vous aurez à me rendre, ou je vous logerai dans le cœur une des cinq balles que contient ce revolver. Que décidez-vous ?

Et en achevant ces paroles Benjamin prenait l’arme dans sa main droite et tout en feignant de l’examiner avec attention, il en faisait fonctionner le mécanisme ; et ce mécanisme il le faisait fonctionner en tenant, sans paraître s’en douter, le canon braqué sur le policier.

Mû par l’épouvante et l’instinct du salut, l’agent de police fit un mouvement pour se lever et se mettre hors de la portée de l’arme qui le menaçait.

Benjamin releva aussitôt sur le policier tremblant ses regards pleins de flammes et dit :

— Un autre mouvement de ce genre pourrait vous être fatal, prenez garde !

— Mais enfin, s’écria l’agent agité et livide de peur, avez-vous décidé de m’assassiner comme cela sans raison ? Prenez garde vous-même, ajouta-t-il sur un ton qui voulait être fort et menaçant, mais qui ne tomba de ses lèvres blêmes que comme un vagissement.

— Que je prenne garde, dites-vous ? répliqua Benjamin avec un sourire ironique. Au fait, je ne vous ai pas dit que les gens du bar sont prévenus, et que si vous vous avisez d’appeler, on ne viendra pas à votre secours. Ensuite, je vous ferai observer que ce joli revolver ne fait aucun bruit… il aime à faire silencieusement son œuvre. Choisissez donc !

— Que voulez-vous que je fasse ? balbutia le policier.

— Que vous me serviez, vous dis-je, moyennant ces cinq cents dollars à titre d’avance. Si je suis content de vos services, je pourrai doubler cette somme. Décidez-vous, je suis pressé.

— J’accepte, répondit l’homme avec un accent si sincère que Benjamin sourit d’aise et replaça dans sa poche le revolver devenu pour l’instant inutile.

Il prit ensuite la liasse de billets de banque et alla la poser devant le policier, disant :

— Voici d’abord l’argent.

Le policier, non sans un plaisir très visible, mit les billets de banque dans sa poche.

— Ensuite, reprit Benjamin, je bois ce verre à votre santé. Et ce disant il porta à ses lèvres le verre plein de la liqueur mousseuse et ambrée.

Le policier imita l’exemple du pseudo-banquier, et celui-ci, s’étant assis près de la table, dit :

— Causons maintenant !

— J’écoute.

— Vous êtes au service de Robert Dunton ?

— Oui, dit l’agent surpris.

— Et chargés, vous et votre confrère, d’épier mes actes ?

— Oui.

— Dans quel but ?

— Pour savoir la nature des rapports qui existent entre James Conrad et vous.

Ce fut Benjamin, cette fois, qui tressaillît de surprise. Car il avait été loin de s’attendre que le nom de l’ingénieur allait être prononcé dans cette circonstance. Mais ce tressaillement fut insaisissable pour le policier, et Benjamin reprenait aussitôt avec un calme parfait :

— Ainsi donc, Dunton pense qu’il existe entre Monsieur Conrad et mol des relations susceptibles de quelque intérêt pour lui ?

— Il semble croire que le vol des plans du