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LA PETITE CANADIENNE

pitaine Rutten à l’Hôtel Welland. Ayez soin de n’être pas vus ni reconnus du capitaine. Jusqu’à nouvelles instructions vous me rendrez compte ici même, par téléphone, midi et soir, de ce que vous aurez pu saisir et découvrir de nouveau.

— Nous suivrons vos instructions à la lettre, assura Tonnerre.

— J’ai toute confiance en vous, mes amis, et je suis certain que vous m’apporterez du nouveau avant la fin de cette journée.

Avec ces paroles Benjamin se leva.

Les deux compères se levèrent aussi et prirent congé de leur jeune chef. Peu après, Benjamin demeurait seul.

Il ouvrit une petite valise, en tira un revolver en acier bruni et le mit dans une de ses poches tout en murmurant :

— Ceci pourrait devenir utile… Il est bon d’être sur ses gardes quand on a affaire à de tels gredins.

Après avoir mis un peu d’ordre dans sa toilette. Il quitta sa chambre et descendit à la salle des hôtes.

Là, ses premiers regards avisèrent trois hommes assis sur une banquette et paraissant tenir un conciliabule secret. Benjamin remarqua que le personnage du milieu semblait faire tous les frais de la conversation, tandis que les deux autres lui prêtaient une grande attention.

— Tiens ! tiens ! se dit Benjamin, ou je me trompe fort, ou l’un de ces hommes ne m’est pas inconnu. Cette figure rude, longue et blême, ces lèvres pincées et décolorées, ces regards durs sont la vraie propriété de Monsieur Robert Dunton. Que vient faire à New York Dunton ?… Oh ! oh ! je viens d’attirer l’attention de ces messieurs !… Bon, je pense qu’on parle de moi !…

C’est à la dérobée que Benjamin avait surpris les regards de ces trois hommes dirigés sur lui, et il perçut un échange de paroles brèves.

Oui, c’était bien Robert Dunton qui, à ce moment, conférait avec deux policiers dont l’un était celui-là même que nous avons connu, un jour, au bureau de Dunton à Montréal.

Benjamin comprit de suite qu’il était en cause, mais il ne fit mine de rien. Il prit un journal abandonné sur une banquette et alla un peu plus loin s’asseoir dans un fauteuil. Pendant quelques minutes il parut s’absorber tout à fait dans sa lecture. Mais il ne perdait pas de vue les trois personnages. Dunton continuait à entretenir fort mystérieusement les deux policiers.

Au bout de dix minutes, Benjamin abandonna son journal, quitta la salle des voyageurs et sortit de l’hôtel.

Dehors, il se mit à marcher lentement, sans but précis, tout comme un bon bourgeois qui désire prendre l’air et se donner un peu de mouvement. Lorsqu’il eut fait une cinquantaine de pas, il s’arrêta à la devanture d’un magasin de nouveautés et se mit à inspecter l’étalage savamment arrangé. Mais en réalité il surveillait du coin de l’œil la sortie de l’hôtel.

Un individu venait de sortir de l’hôtel, et tout en fumant tranquillement une cigarette, marchait lentement aussi dans la direction de Benjamin. Mais avant d’arriver jusqu’à ce dernier, il s’arrêta pour examiner l’étalage d’un autre magasin tout proche. Dans cet individu Benjamin reconnut de suite l’un des agents qu’il avait vus en conférence avec Dunton.

— Bon, se dit Benjamin, je gage que ce mouchard me file ! Voyons, je vais m’en assurer.

Il reprit sa marche de son pas lent et délibéré. Au bout de quelques minutes il s’arrêta de nouveau, et un simple coup d’œil lui suffit pour voir que l’inconnu s’était remis à marcher à son tour, et il le voyait s’arrêter devant la vitrine d’un autre magasin.

— Très bien, mon garçon, murmura Benjamin avec un sourire moqueur ; puisque je vous intéresse tant que ça, j’aurai peut-être l’avantage de vous passer ma carte tout à l’heure.

Et, cette fois, il se mit à marcher plus rapidement.

Au bout de dix minutes, le pseudo-banquier de Chicago pénétra dans un cabaret. Une dizaine de consommateurs buvaient de la bière au bar. De garçon, gros, gras, dodu, avec un visage en rond-de-lune, bien propre dans sa veste blanche, la bouche fendue d’un sourire large, salua silencieusement Benjamin et attendit, placide, que ce dernier commandât sa consommation.

— Versez-moi une chope de bière, dit Benjamin.

Toujours avec son sourire large le commis s’exécuta.

Déjà Benjamin trempait ses lèvres dans la mousse blanche de sa bière, lorsque la porte de la buvette s’ouvrit. Dans l’homme qui entrait, Benjamin reconnut encore le policier qui l’avait filé depuis l’Hôtel Américain…

Le détective commanda une chope de bière et jeta en même temps une pièce de monnaie sur le comptoir.

Le garçon, le sourire de plus en plus large, allait prendre la pièce de monnaie après avoir servi la chope commandée, lorsque Benjamin l’arrêta d’un geste poli et dit :

— Je paye la tournée générale… servez ces messieurs ! Et négligemment il jeta sur le comptoir un billet de banque de cinquante dollars.

Le garçon de bar se précipita pour prendre les commandes. Le détective reprit sa pièce de monnaie, sourit à Benjamin et leva son verre à sa santé. Puis ce fut le tour des autres buveurs de saluer Benjamin, et aussi du commis qui ne voulut pas manquer cette occasion de boire sans bourse délier.

Une fois les verres vidés, le commis étendit la main vers le magnifique « green back » de cinquante.

Benjamin avec un sourire candide l’arrêta et dit :

Une autre, s’il vous plaît !

Le garçon amplifia son sourire, les buveurs se réjouirent intérieurement, et les verres furent remplis et vidés.

Alors le détective se rapprocha de Benjamin et dit :

— Sans avoir le plaisir de vous connaître, monsieur, je désire vous offrir quelque chose avant de m’éloigner.

— Vous êtes bien honnête, monsieur, et je ne saurais vous refuser.