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LA PETITE CANADIENNE

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Le lendemain matin, un commis de l’hôtel Welland pénétra dans la chambre où Tonnerre et Alpaca avaient, la veille au soir, grisé le capitaine Rutten.

Ce dernier dormait toujours profondément sur le plancher.

Le commis le secoua rudement par les épaules.

Rutten ouvrit les yeux, battit des paupières, bâilla, regarda autour de lui avec une profonde surprise, considéra un instant le commis qui le regardait avec un air féroce, puis, mû par une idée soudaine avec le souvenir qui se dégageait des brouillards de son esprit, Rutten tâta le côté gauche de son vêtement.

Il tressaillit, se mit brusquement sur son séant, ouvrit son veston, découvrit la longue coupure de sa veste et constata la disparition de l’enveloppe que lui avait remise Kuppmein quelques jours auparavant.

Alors il proféra un effrayant blasphème, bondit sur ses pieds, flanqua une claque formidable au commis qui se trouvait entre la porte et lui, gagna cette porte et s’élança dans le corridor. Par malchance une fille de chambre se trouva sur le passage du capitaine. Lui, furieux, culbuta la pauvre fille qui jeta un cri d’épouvante, tomba et s’évanouit. Et rugissant, le capitaine dégringola l’escalier, traversa au pas de course la grande salle de l’hôtel, semant partout la stupeur, l’émoi et la terreur, se précipita au dehors, se rua dans un taxi qui stationnait à la porte, et cria d’une voix farouche au chauffeur terrifié :

— Fifth Avenue !

La machine partit avec la rapidité d’une rafale…

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En son fumoir-bibliothèque, sur Fifth Avenue, et, selon sa coutume, nonchalamment allongée sur la méridienne, Miss Jane fumait sa cigarette.

Le petit cadran indiquait huit heures.

Miss Jane appuya sur un timbre électrique.

La minute d’après parut la camériste.

— Monsieur Lebon est-il venu ? demanda Miss Jane.

— Pas encore, mademoiselle.

— S’il vient à venir, n’oubliez pas de nous apporter des tasses de chocolat et vous aurez soin d’ajouter dans la sienne, comme hier, la dose de cordial que je vous ai remis l’autre jour.

— Je n’y manquerai pas, mademoiselle.

— C’est bien.

De la main Miss Jane congédia sa camériste et se remit à fumer sa cigarette.

Au bout d’un moment elle murmura comme pour répondre à ses pensées :

— Pauvre jeune homme ! comme il me fait pitié !… Vraiment, j’ai hâte de lui rendre sa liberté, en dépit de ma promesse faite à Rutten de le dénoncer comme l’assassin de Kuppmein. Non, je ne pourrai jamais commettre une telle monstruosité ! Non… non… Vous serez libéré bientôt. Monsieur Lebon, dès que nous tiendrons votre modèle de Chasse-Torpille…

Elle garda le silence un instant et reprit :

— C’est bien assez de lui prendre sa fortune sans lui prendre la vie ! Décidément, ce Rutten est un véritable barbare ! Oh ! s’il peut seulement me payer mes cent mille dollars, une fois que nous aurons le modèle ! Mais ce modèle, quand l’aurons-nous ?… Oh ! ce Benjamin devrait bien arriver, alors le capitaine pourrait sans danger se mettre à l’œuvre !…

Tout à coup Miss Jane tressauta en entendant un vacarme épouvantable dans la porte de l’antichambre. Il lui sembla qu’on heurtait violemment dans la porte. Inquiète et palpitante, elle prêta l’oreille.

Le heurt augmentait de violence.

Elle frémit.

Puis un craquement arriva jusqu’à elle, et en même temps elle perçut comme un grondement de bête fauve.

Miss Jane bondit de terreur jusqu’au centre de son fumoir, où elle demeura livide et frémissante.

Au même instant, par l’arcade dont les draperies avaient été écartées, elle vit un homme faire irruption dans le salon. Puis cet homme, les vêtements en désordre, tête nue, rugissant, terrible, se rua dans le fumoir.

Avec un cri Miss Jane proféra ce nom :

— Rutten !…

Et le capitaine, l’œil en démence, la lèvre écumeuse, haletant, se jeta sur la méridienne et demeura dans l’attitude d’un moribond arrivé à la dernière agonie.

Revenue de son émoi, Miss Jane put demander, la voix toute frémissante :

— Que se passe-t-il donc, capitaine ?

— Il se passe, hurla Rutten avec un blasphème, que j’ai été volé la nuit dernière.

— Volé !… s’exclama Miss Jane qui eut peur de comprendre la vérité.

— Oui, volé… dépouillé de mes plans !

— Oh ! damnation ! rugit la jeune fille.

— Volé par deux… bandits ! hoqueta Rutten.

— Des bandits !… quels bandits ?… Allons ! expliquez-vous et tâchons de raisonner un peu !

Rutten, d’une voix hachée par la fureur et la perte de son haleine, raconta la scène de la veille au soir, et fit en même temps un portrait minutieux de Tonnerre et Alpaca. Il termina par ces paroles :

— Vous le voyez, je me suis laissé stupidement rouler par ces deux insensés.

Les yeux noirs de Miss Jane étincelèrent, ses lèvres blêmies se crispèrent en une sourde imprécation, et elle rugit ce nom :

— William Benjamin !

— William Benjamin !… répéta Rutten, étourdi.

— C’est-à-dire, reprit Miss Jane sur un ton concentré et tremblant de colère et de haine, que vos deux insensés, qui le sont moins que vous-même, sont des gens à Benjamin.

— Par l’enfer !… vociféra Rutten en se dressant debout avec un geste terrible.

— C’est-à-dire encore, poursuivit Miss Jane d’une voix sifflante, que ce William Benjamin