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LA PETITE CANADIENNE

des, se soutenant de l’épaule, la physionomie empreinte de cette sereine béatitude qu’ont les gens qui ont bien mangé ou bien bu, et saluant avec force révérences les dames et demoiselles qu’en dépit de l’heure tardive ils croisaient sur leur route.

Et Tonnerre, très égayé par la stimulante saveur du Frapin, du Hennessey et du syphon, disait de son accent gouailleur :

— C’est égal, Maître Alpaca, avouez que vous ne vous attendiez pas de frotter sitôt vos semelles cosmopolites sur le jeune sol américain. Car, si vous vous en souvenez, à notre départ de Dawson City de même qu’au moment où vous posâtes le pied sur la terre canadienne, vous avez juré de ne jamais plus revenir au pays des Yankees.

— C’est vrai, répondit Alpaca avec un soupir de regret. Mais observez, Maître Tonnerre, que j’avais alors une espérance que les événements subséquents ne m’ont pas permis de réaliser.

— Quelle était donc cette espérance, cher Maître ?

— Celle de retrouver ma bien-aimée Adeline. Car, si je l’avais retrouvée, je serais demeuré auprès d’elle en quelque petit coin de terre tout à fait ignoré du reste des humains, où nous eussions filé le plus sublime des éternels amours !

— Heu ! heu ! fit Tonnerre avec un air sceptique. Car, disons-le, Tonnerre ne croyait pas fermement « aux éternels amours ».

— Mais Dieu, hélas ! en a décidé autrement, acheva Alpaca avec un douloureux soupir.

Ce soupir émut Tonnerre, et il dit avec un accent de compassion sincère :

— Peut-être, cher Maître, ne vous êtes-vous pas donné la peine nécessaire pour arranger vos affaires de cœur ?

— Comment l’eussé-je pu faire ? Vous le savez bien : dès notre arrivée à Montréal nous sommes tombés dans une aventure qui ne nous a depuis laissé aucun répit, et dont je ne prévois pas la fin.

— C’est vrai, cher Maître, avoua Tonnerre, nous avons été excessivement occupés, même que nous n’eûmes jamais l’occasion de si bien boire comme nous avons bu ce soir.

— Mais pour en revenir à mes amours, Maître Tonnerre, laissez-moi vous dire que je conserve une consolation.

— Ah ! ah ! Et cette consolation, cher Maître ?

— Provient des lettres admirables que je lui ai écrites.

— Et je ne doute pas, répliqua Tonnerre en retrouvant son sourire narquois, qu’elle vous répondit par d’autres lettres non moins admirables.

— Vous l’avez dit, Maître Tonnerre. Et ces lettres et les miennes constituent…

Alpaca s’interrompit en voyant son compagnon s’arrêter subitement et promener autour de lui des regards étonnés.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, Maître Tonnerre ?

— Savez-vous où nous sommes, cher Maître ?

— Mon Dieu ! si vous ne le savez pas vous-même, comment voulez-vous que je le sache ?

— En ce cas, nous avons perdu notre chemin !

— Vous croyez ?

— Regardez… à moins que vous reconnaissiez ce square et ce parc ?

Alpaca se mit à examiner les alentours.

Ils étaient arrivés sur un square au centre duquel était un petit parc planté de beaux arbres, coupé de belles allées sablonneuses et aménagé de bancs rustiques où, le jour, les citadins fatigués pouvaient se reposer et respirer la fraîcheur du feuillage.

Tout autour, et surplombant à une hauteur vertigineuse parc et square, des gratte-ciels dressaient et haussaient dans la nuit leurs géantes et fantastiques silhouettes.

Le parc paraissait désert. Il demeurait dans une demi-obscurité et faisait tache sombre dans la vive illumination du square.

— Décidément, dit Alpaca après avoir étudié les lieux. Je ne me rappelle pas avoir jamais mis les pieds en cet endroit.

— En sorte que, cher Maître, vous ne savez pas s’il nous faut continuer notre chemin ou revenir sur nos pas, ou bien tourner à gauche ou à droite pour atteindre l’Hôtel Américain ?

— Non, Maître Tonnerre, je ne sais pas. Aussi, en cette occurrence vais-je vous laisser l’initiative.

À cet instant un inconnu traversait le parc et passait bientôt près des deux compères.

— Voici un monsieur qui va nous renseigner, murmura Tonnerre à l’oreille d’Alpaca.

Et interpellant aussitôt l’homme qui allait d’un pas pressé :

— Pardon, cher Monsieur ! dit-il en portant la main à son feutre.

L’homme s’arrêta court et jeta à nos deux amis un regard de travers.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix malveillante.

— Savoir, répondit Tonnerre, si nous sommes sur le bon chemin qui conduit à l’Hôtel Américain.

— L’Hôtel Américain ?… fit l’inconnu rassuré par le ton poli de Tonnerre. Vous n’en êtes pas bien loin. Franchissez ce parc, tournez sur la gauche, descendez quatre blocs, puis tirez à droite jusqu’à la rue suivante, revenez à gauche et, deux blocs plus loin, vous touchez l’Hôtel Américain. C’est le plus court chemin, acheva l’homme qui s’éloigna aussitôt.

Et cet homme était déjà loin que Tonnerre et Alpaca cherchaient encore à déchiffrer l’indication qui venait de leur être donnée. Naturellement, ils n’y parvenaient pas et, plus égarés que jamais dans l’enchevêtrement des « à gauche », des « à droite » et des « blocs » servis par l’étranger, ils semblaient patauger dans un dédale de rues, de ruelles et d’avenues.

— Eh bien ! cher Maître, dit enfin Tonnerre, de quel côté allons-nous ?

— Je vous le demande, Maître Tonnerre.

— Pour ma part je n’ai retenu qu’une chose, c’est que, en franchissant ce parc, nous aurons pris le plus court chemin.

— En ce cas, suivons toujours ce premier renseignement, ce sera autant de gagné.

— Marchons alors ! dit Tonnerre.

— Marchons ! répéta Alpaca.

Et les deux amis s’engagèrent à travers le parc.