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LA PETITE CANADIENNE

firent honneur au Frapin, au Hennessey et au syphon.

Puis Alpaca offrit les cigares.

Et lorsque la chambre, son mobilier et ses hôtes eurent été bien soigneusement enveloppés d’un épais nuage de fumée, lorsque chacun des trois « amis » fut demeuré quelques minutes attentif en lui-même comme pour mesurer l’effet réconfortant des boissons, la conversation fut reprise.

Nous ne dirons rien de cette conversation, vu qu’elle n’offrirait aucun intérêt à notre lecteur. Mais nous dirons que, dans le cours de cette conversation, Tonnerre, homme de bonne maison et de politesse raffinée, ne ménagea pas les rasades, au point qu’au bout d’une demi-heure Alpaca fut requis d’aller chercher un autre Frapin et un autre Hennessey. Et comme le capitaine était bon buveur, et que Tonnerre et Alpaca étaient meilleurs buveurs encore, il s’en suivit qu’un troisième Frapin et un troisième Hennessey furent commandés. Tant et si bien qu’à la fin le capitaine, étant, nous l’avons dit, moins bon buveur que nos compères, dégringola tout à coup de son siège et alla s’écraser comme une masse sur le plancher pour y demeurer plongé dans un sommeil… mais un sommeil d’où les 305 du Kaiser ne l’eussent pu tirer.

— C’est fait ! dit alors Alpaca.

— C’est fait ! répéta Tonnerre d’une voix pâteuse.

Ils se levèrent tous deux en chancelant, se raffermirent sur leurs jambes, se regardèrent l’un l’autre avec des yeux humides et attendris, puis Tonnerre remarqua :

— Encore un peu cet animal-là nous soûlait !

Alpaca fit entendre un sourd ricanement et dit :

— Qu’importe les horions, si nous avons la victoire !

— Oui, victoire ! cria Tonnerre, l’Allemand est battu !

— Reste maintenant à le soulager de certain lourd fardeau ! reprit narquoisement Alpaca.

— C’est juste, répliqua Tonnerre en se frappant le front. Pour que ce bélître soit tombé comme ça, il faut, en effet, qu’il porte sur lui quelque chose de bien lourd.

— Fouillez-le donc, puisque ce sont les instructions de Monsieur William Benjamin.

Tonnerre se baissa, s’agenouilla auprès de Rutten ronflant, et, d’une main inhabile et tremblante, se mit à tripoter les vêtements du capitaine.

— Eh bien ! Maître Tonnerre, s’enquit Alpaca au bout d’un moment, trouvez-vous quelque chose ?

— Oui, Maître Alpaca, je découvre justement l’article trop lourd.

Et Tonnerre, à cette minute, avait sa main droite enfoncée sous la veste du capitaine et fouillait activement.

— Comme c’est singulier, murmura-t-il enfin : j’ai la main dans sa poche, et cette poche est vide. Et, néanmoins, je sens et je palpe comme un papier, là quelque part, près de ladite poche.

— Et moi j’en perçois le bruit que fait votre main en le froissant.

— Diable ! gronda Tonnerre, suis-je aussi soûl que ce cuistre ?

— Il faut le croire, dit Alpaca. Laissez-moi donc vous aider.

Alpaca se mit à fouiller à son tour le capitaine.

— Bon, dit-il au bout d’un moment, je vois ce que c’est.

— Que voyez-vous, cher Maître ?

— Que ledit papier est inséré entre la doublure et l’étoffe de la veste.

— Que déduisez-vous alors de cette magnifique constatation ?

— Rien, sinon qu’il va falloir couper ladite doublure. Avez-vous un canif ?

— Voici ledit canif ! annonça Tonnerre en tirant de la poche du pantalon de Rutten l’article mentionné par Alpaca.

La minute d’après, Alpaca fendait d’un coup de canif la veste du capitaine et d’entre l’étoffe et la doublure tirait cette enveloppe jaune que nous connaissons et qui contenait les plans du Chasse-Torpille du jeune inventeur canadien, Pierre Lebon.

Les deux compères se redressèrent aussitôt, tremblants et fort émus. Puis Alpaca lut sur l’enveloppe :

« Plans. C.-T. »

— C’est bien cela. Maître Tonnerre, n’est-ce pas ?

— C’est exactement cela ! répondit Tonnerre à demi dégrisé par le succès final et complet de leur entreprise.

— En ce cas, je vous charge de mettre cette enveloppe en sûreté, reprit Alpaca en tendant l’enveloppe jaune à Tonnerre.

Celui-ci ébaucha un sourire mystérieux, prit l’enveloppe, s’assit, délaça et retira l’une de ses bottines, glissa sur la longueur de la semelle intérieure l’enveloppe, et remit la bottine à son pied, disant :

— Pour me la ravir, cher Maître de mon cœur, il serait nécessaire aux maraudeurs, malandrins, voleurs, cambrioleurs, escamotiers, coupe-jarrets, va-nu-pieds, de me déchausser, et vu, lorsque je suis déchaussé, que mes pieds ne sentent…

— C’est bien, c’est bien, interrompit rudement Alpaca, nous n’avons plus rien à faire ici, et nous avons été enjoints, dès notre besogne terminée, de rejoindre immédiatement Monsieur Benjamin.

— Allons donc ! acquiesça Tonnerre.

Et, titubant, délirant de joie intérieure difficilement contenue, les deux compères sortirent de la chambre où Rutten continuait à dormir comme un bienheureux, fermèrent soigneusement la porte et s’en allèrent.


III

OÙ MISS JANE ET RUTTEN CONVIENNENT QU’ILS ONT PERDU LA PREMIÈRE MANCHE


Alpaca et Tonnerre marchaient côte à côte, d’un pas incertain et lourd, se serrant des cou-