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BŒUFS ROUX

tres jeunes hommes auraient pris les moyens, et les moins honnêtes peut-être, pour écarter un rival et remporter la conquête ? Et c’est si facile : quelques petites médisances très souvent suffisent, ou même de petites calomnies. Ou bien encore on essaie le ridicule sur un rival heureux, on distille sur son compte, et, mieux encore, on fait par d’autres distiller les méchancetés et les vilenies, et ce rival, on finit par le rendre odieux à celle qui l’aimait. Non, certainement, Léandre n’était pas homme à jouer ce jeu de coquin ; il était incapable de telles bassesses. Léandre Langelier jugeait indigne d’un jeune homme qui se respecte de chercher à supplanter un rival, quand ce rival est le premier. Il voyait là un droit de propriété sur lequel la saine morale ne permet pas d’empiéter. Et il trouvait non moins indigne qu’un homme essayât, par des conseils insidieux, des allusions pernicieuses ou par la tricherie quelconque, de s’implanter en maître dans le foyer d’autrui. Selon lui c’était acte de fourberie, de traîtrise, de lâcheté. Et il avait peut-être raison. Quand l’amour ou l’amitié a uni deux êtres, c’est lâcheté pour quiconque y vient jeter la division et la discorde. Que dire de ceux qui, par de perfides conseils, tentent de désunir deux âmes liées par les liens de l’amour et du mariage ? Léandre Langelier aurait bellement fustigé tous ces beaux-parents qui, au foyer conjugal de leurs enfants, vont semer les germes de leurs stupides envies, de leurs jalousies ou de leur imbécillité. Et, comprenant la gravité de l’action et les terribles conséquences que font naître les semeurs de discordes, il ne pouvait donc chercher à désunir ceux qui étaient unis. Et voilà pourquoi il s’était effacé entre Dosithée et Zéphirin.

Pourtant, il avait commis une faute, quoique légère. Pourquoi était-il venu faire ses adieux à Dosithée ? Ils n’étaient nullement nécessaires, ces adieux. Hélas ! l’homme ne manque pas non plus de faiblesses. Pour ne pas faire le malheur de deux enfants qui s’aimaient, comme il le pensait, Léandre préférait s’éloigner ; néanmoins, il ne sut résister à la tentation de laisser soupçonner à celle qu’il aimait en secret le rêve délicieux qu’il avait fait. Mais cette démarche ne pouvait-elle pas être une tentative d’écarter de l’un et de l’autre Dosithée et Zéphirin ? Elle pouvait en avoir l’apparence seulement. Car Léandre était assuré, certain que Dosithée aimait Zéphirin, que lui n’en était pas aimé, et que ses paroles d’adieu, ses souhaits de bonheur à la jeune fille étaient incapables de briser un lien complètement tissé. Eût-il pensé que sa démarche pouvait être un danger au bonheur de Dosithée ou de Zéphirin, il ne l’aurait pas entreprise.

Aussi, quel effroi l’assaillit lorsque, ce matin de la Toussaint, Phydime remit au jeune homme la lettre de Dosithée. Il trembla de tout son être.

— Oh se dit-il avec émoi, est-ce que j’aurais sans le vouloir…

Il n’osa pas compléter sa pensée, il manquait de hardiesse.

Il se troubla étrangement, et son trouble n’échappa pas à Phydime qui, sur le moment, demeura très étonné et inquiet. Il lui était impossible d’interpréter les sentiments du jeune homme, tant la physionomie de ce dernier se transformait rapidement. En effet, Léandre Langelier était sous le coup des pensées les plus contraires. Depuis deux mois il s’avouait qu’il aimait Dosithée, et pendant ces deux mois il avait refoulé son amour en s’affirmant qu’il n’avait pas le droit d’aimer cette enfant dont un autre avait reçu la promesse ou le serment. Pour échapper aux serres de cet amour, il s’était mis à chercher une autre jeune fille qui pût lui faire oublier celle qui, la première, avait fait tressaillir son cœur : il n’en trouva aucune. Et il avait continué de penser à Dosithée, mais sans espoir ; le souvenir de la jeune fille était à son cœur malade un baume très doux. L’oublierait-il complètement ? Peut-être oui, mais seulement lorsqu’elle serait devenue la femme de l’autre ! Sans le savoir Léandre conservait toujours un faible espoir.

Et voilà que, bien à l’improviste, son père lui apportait une lettre d’elle. Une lettre !… Oui, il la tenait là, dans ses mains tremblantes. Quel malheur lui annonçait-elle… ou quelle joie ? Non… ce ne pouvait être une joie ! Allons ! il allait bien savoir…

Mais ouvrir cette lettre et la lire sous les yeux de Phydime ? Il ne l’osait pas… La cloche de l’église résonna lourdement dans l’atmosphère base et chargée de neige. Les paysans qui s’attardaient encore devant le temple entrèrent. Phydime les suivit. Lé-