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BŒUFS ROUX

dehors, par les derniers chants du crépuscule, dedans, par les sanglots difficilement contenus de Dosithée.

— Pourquoi pleurer ? demanda tout à coup Phydime d’une voix bourrue qui lui aidait à cacher son émotion.

La jeune fille ne parla pas, mais par un grand effort de sa volonté, elle réussit à dompter son chagrin et à arrêter tout à fait le flot de ses larmes.

Phydime et sa femme comprirent bien, cette fois-là, que leur fille aimait… Mais qui donc aimait-elle ? Était-ce Léandre ? Et aimait-elle Léandre sans espoir ?

Oh ! comme Phydime eut une forte envie de confesser sa fille, de lui faire avouer le terrible secret qui la tuait peu à peu, et peut-être aurait-il trouvé le moyen de la remettre dans la voie du bonheur. Mais il redoutait tant de toucher à quelque chose de trop délicat pour lui, homme rude, qui ne savait pas s’y prendre.

Après un moment de silence, il dit entre haut et bas, comme pour répondre à ses pensées :

— Eh ben ! on va laisser faire encore un peu, et on verra ensuite.

La veillée s’écoula tristement sans qu’une décision fût prise.

Les jours suivants furent encore plus tristes, plus mornes, plus douloureux pour Dosithée. Elle s’essayait à prendre une résolution, mais elle en était incapable. Vingt fois par jour elle se disait : « Il le faut… il le faut… » Oui, mais chaque fois elle se trouvait prise d’épouvante mystérieuse. Oh ! quel puissant et inhumain pouvoir la tenait donc ainsi en ses affreuses tenailles ! Souvent elle se croyait aux prises avec une bête immonde qui l’enserrait de tentacules innombrables. Non, non… jamais elle ne pourrait se résoudre à donner de son plein gré sa main à Zéphirin !

À deux ou trois reprises le père Francœur était revenu à la charge pour avoir une réponse définitive.

— Faudrait ben savoir ça avant la Toussaint ? avait-il dit une fois avec un air impatienté.

— Oui, la Toussaient approchait rapidement.

Dosithée, de plus en plus tourmentée, voulut essayer d’en finir.

— Père Francœur, bégaya-t-elle, on décidera la chose après-demain… après-demain, le vingt-cinq…

Et elle s’était sauvée à sa chambre pour laisser libre cours à sa torture, à ses pleurs dont la source semblait revivre.

Or, le lendemain, la jeune fille tombait malade, d’un mal qu’elle ne connaissait pas.

Phydime alla chercher le médecin qui diagnostiqua devant le père et la mère :

— Ébranlement du système nerveux !

Mais en lui-même il reconnaissait le vrai mal et en savait le véritable degré.

— Un mal d’amour ! pensait-il.

— Est-ce que c’est grave, cet ébranlement ? avait demandé Phydime, soucieux et inquiet.

— Non, ça va passer comme c’est venu. Des toniques, une diète suivie, c’est tout. Quelques jours de repos suffiront pour la remettre sur pieds.

En effet, le matin de la Toussaint Dosithée s’était levée assez bien portante, quoique affaiblie.

— Je compte ben que t’as pas envie de venir à la messe ? avait demandé Phydime.

— Non, papa, je n’aurais pas la force. Mais si vous voulez l’apporter, je vais vous donner une lettre.

Il la regarda avec surprise.

— C’est bon, dit-il seulement.

Dosithée remonta à sa chambre et se mit à écrire une courte lettre à laquelle elle avait dû longuement penser. Sa main tremblait beaucoup, mais elle parvenait à rendre son écriture bien lisible. Elle glissa la lettre dans une enveloppe et mit sur celle-ci la suscription, mais, cette fois, d’une main plus ferme. Elle descendit et donna la lettre à son père.

Phydime ne savait pas lire, et il demanda :

— À qui cette lettre ?

Dame Ouellet se trouvait un peu à l’écart, mais pas si éloignée qu’elle n’aurait pu entendre. Aussi la jeune fille se pencha-t-elle à l’oreille de son père pour murmurer, rougissante et défaillante :

— Pour monsieur Léandre Langelier…

Phydime faillit tomber à la renverse.

— Sacré mille tonneaux ! jura-t-il.

Il écarquillait les yeux sur l’enveloppe, rougissait, souriait largement.

Dosithée tremblait comme une feuille, et parfois l’on aurait dit qu’elle avait des velléités de reprendre la lettre.

Dame Ouellet ouvrait des yeux stupéfaits.