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BŒUFS ROUX

en mille miettes, comme peut se briser un cristal ou une porcelaine en tombant sur la pierre. Son cœur était tombé sur un marbre, et il s’était cassé en morceaux ; le choc avait ébranlé toute la charpente qui le contenait. Oui Dosithée sentait son corps aussi brisé, aussi meurtri que son cœur. Car le cœur, c’est la source de la vie, et tout s’arrête dès qu’il cesse de battre ; il est au corps humain ce qu’est à l’horloge son mécanisme

Mais, nature vaillante, la jeune fille pouvait-elle se laisser entraîner tout au fond de ses désespoirs ? Ne saurait-elle pas réagir ? Et ne savait-elle pas que le temps guérit tous les maux et toutes les souffrances ? Oui, elle guérirait !… Cet espoir illumina soudain son âme, il lui apparut comme une échelle de salut dans un gouffre qui l’attirait vers des profondeurs insondables, et à cette échelle elle s’agrippa énergiquement.

Cet espoir lui vint en songeant qu’elle se devait à ses vieux parents, et par ricochet elle songea à l’amour qu’avait pour elle Zéphirin ! Oui, c’est là qu’était le salut, le bonheur ! Elle le pensa sincèrement. Aussi put-elle réagir rapidement. Ce fut un coup de sa vaillance : elle se redressa, fit quelques pas rapides dans sa chambre pour remettre tout son sang en circulation, arrangea promptement sa toilette et descendit près de sa mère qui l’attendait.

Si Dosithée était encore pâle, du moins toutes traces de larmes avaient disparu. Ses yeux n’étaient plus même rougis, par contre ils étaient secs, ils ne flottaient plus dans cette rosée qui les faisait ressembler à des perles humides ; la pauvre enfant avait en une seule nuit tari, peut-être, la source de ses larmes.

Sa mère la considéra avec une tendre anxiété.

— Es-tu mieux, ma chérie ? questionna-t-elle.

— Oui, maman, répondit-elle avec un sourire pâle.

Et elle s’empressa d’ajouter en guise d’explications :

— J’ai peut-être mangé trop de cerises hier…

Elle voulait par là éloigner toutes questions embarrassantes et ne pas laisser deviner la nature de ses chagrins.

Dame Ouellet soupira, hocha la tête comme si elle n’avait pas été convaincue, et dit :

— Ça n’a pas l’habitude de te rendre malade, pourtant.

Dosithée ne répliqua pas.

Elle mangea peu et du bout des dents. Puis elle dit :

— Maman, si vous pouvez vous passer de moi, je vais aller aider papa à rentrer ses foins.

— Va, ma fille, si t’aime mieux ça ; et puis ça te fera peut-être plus de bien que de rester à la maison.

Dosithée remonta à sa chambre pour mettre une robe d’indienne bleue, elle se coiffa d’un large chapeau de paille orné d’un ruban rose, noua autour de son cou blanc un mouchoir rouge, et, non moins ravissante ainsi accoutrée, elle partit pour la prairie.

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Un peu après les foins vinrent les jours de moissons.

Leur abondance et leur richesse ne semblèrent pas créer de joie chez Phydime, il devenait toujours plus sombre et plus songeur. Il semblait aussi perdre rapidement de ses forces physiques. Il n’allait plus au travail avec le même entrain, et cette transformation s’était plus manifestée depuis le jour où Dosithée avait été trouvée évanouie près d’une fenêtre de la salle. Décidément, quelque chose d’anormal paraissait miner l’état physique et moral du fermier. Il ne souriait plus du tout, peut-être aussi parce que Dosithée avait perdu elle-même son sourire ? À la vérité, la jeune fille n’ébauchait que rarement un maigre sourire tout plein d’amertume.

Si on lui demandait de quoi elle souffrait, elle répondait qu’elle était très bien.

Dame Ouellet branlait la tête d’un air morne.

Phydime jetait à sa fille un regard singulier, on eût dit qu’il devinait le mal.

Et elle, Dosithée, amaigrissait, elle achevait de perdre l’admirable incarnat de son teint.

Zéphirin venait de plus en plus souvent à la maison pour faire sa visite à celle qu’il espérait toujours épouser. Que son sourire fût mélancolique, il n’influait pas sur le caractère de la jeune fille ; elle était aimable avec Zéphirin, pleine d’attentions pour lui dont l’amour devenait impatient.