Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
BŒUFS ROUX

— Qu’est-ce que fait donc Dosithée qu’on l’entend pas remuer ?

Il se mit à appeler :

— Dosithée ! Dosithée !

Personne ne répondit.

— Elle est peut-être bien allée au verger… émit Dame Ouellet tout aussi inquiète que son mari.

— Je vais aller voir, répondit Phydime, après que j’aurai porté le lait à la laiterie.

Il avait laissé les deux seaux de lait dehors près du perron où dormait béatement Malo, le bon chien de Phydime.

Il sortit tandis que Dame Ouellet s’apprêtait à allumer le poêle.

— Eh ben ! Malo, as-tu vu Dosithée ? demanda-t-il.

Le chien aboya joyeusement et se contenta de regarder son maître d’un œil tendre.

Il n’avait pas paru comprendre.

— Ah ! tu l’as pas vue aller au verger, hein, mon ami ? demanda-t-il encore.

De nouveau l’animal se borna à aboyer.

— C’est ben, c’est ben, reprit-il, on va la trouver.

Au lieu de se rendre à la laiterie de suite, Phydime rentra précipitamment dans la maison, disant à sa femme :

— Elle est peut-être à sa chambre en haut… je vais aller voir.

Pour gagner l’étage supérieur il lui fallut passer devant la porte ouverte de la salle. Il jeta un regard furtif par cette porte et s’arrêta net, rivant des yeux stupéfaits et effrayés sur le corps inanimé de la jeune fille. Un grognement indistinct s’échappa de sa poitrine, et Phydime se rua dans la salle, criant avec un accent terrible :

— Phémie ! Phémie !… viens voir…

Quand survint Dame Ouellet, elle trouva son mari tenant dans ses bras tremblants le corps inanimé de Dosithée…

Elle poussa un cri perçant.

— Je l’ai ramassée là… expliqua Phydime d’une voix méconnaissable.

Il la déposa doucement sur un canapé, et, penché, il considéra avec douleur le corps inerte de sa fille.

Dame Ouellet sanglotait, les deux points sur les yeux pour ne pas voir le triste spectacle, et se lamentait :

— Seigneur Jésus ! est-il possible qu’elle soit morte !…

— Non ! dit tout à coup Phydime, elle est seulement sans connaissance. Vas cherchez le vinaigre, Phémie !

Dame Ouellet, ranimée par cette déclaration de son mari, courut à la dépense. Mais quand elle fut de retour avec la cruche à vinaigre et un essuie-main qu’elle avait pris au hasard, Dosithée reprenait ses sens. La jeune fille demeura un moment toute surprise à la vue de son père et de sa mère. Elle les regarda tour à tour comme pour leur demander une explication. Mais de suite la mémoire des événements de ce jour lui revint, et, alors, par crainte que son secret ne fût deviné, elle balbutia en refermant les yeux et en crispant son sein de ses deux mains livides :

— Ô mon Dieu ! que je suis malade !…

— Où as-tu mal, Dosithée, hein, ma chérie ? demanda Dame Ouellet en essuyant ses yeux mouillés d’un coin de son tablier.

— Oh ! je ne sais pas, murmura la jeune fille… partout !

Phydime, debout, la figure sombre, regardait sa fille sans prononcer une parole ; il la regardait de ses yeux inquisiteurs comme s’il eût voulu essayer de saisir toute la pensée de la jeune fille.

Dosithée essaya d’échapper à ce regard. Elle ébaucha un pâle sourire et regardant sa mère, elle reprit :

— J’étais allée voir par cette fenêtre si vous reveniez de l’étable. Un étourdissement m’a prise… Mais je me sens mieux déjà, bien mieux. Je vais monter me reposer à ma chambre, et bientôt ça n’y paraîtra plus.

— Veux-tu un verre de boisson ? interrogea Phydime qui devinait bien que cet étourdissement, dont parlait Dosithée, devait avoir pour cause le départ de Léandre.

— Non, non, papa, je suis mieux. Je vais me coucher quelques minutes dans ma chambre, et je serai remise pour le souper.

Elle se leva, sans aide, mais ce fut en chancelant qu’elle se dirigea vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur.

Phydime et sa femme la regardaient aller avec un air étonné et inquiet.

Puis quand elle eut disparu, tous deux s’entre-regardèrent, soupirèrent, et leurs yeux se mouillèrent encore une fois.

Mais là-haut, c’était plus que des yeux qui se mouillent… Lorsque la jeune fille fut entrée dans sa chambre, elle jeta sa tête sur l’oreiller de son lit et se mit à pleurer. Pleurer !… Jamais en sa vie ses yeux