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BŒUFS ROUX

faut également des fermières ! Eh bien ! monsieur, je veux être une fermière.

Avec ces paroles simples, soulignées constamment d’un bon sourire, se formulait une volonté irréductible, et une résolution longuement pesée éclatait nettement dans les regards clairs de la jeune fille. Le médecin comprit bien qu’il ne trouverait pas là sa femme, et il partit, un peu plus tard, très désappointé.

Dosithée s’émut un peu de son départ, mais elle ne le regretta pas : elle s’émut seulement de la déception emportée par le jeune médecin. Mais de suite sa pensée retourna vers Léandre Langelier… Puis, ce fut l’image de Zéphirin Francœur qui se présenta à son souvenir. Zéphirin !… elle se mit à penser longuement au jeune homme. Oui, c’était là un fils de cultivateur, et lui pouvait garantir à Dosithée de la garder sur la terre qu’elle aimait ! Et emportée par la rêverie, chose curieuse, la jeune fille oublia tout à fait le médecin de Rivière-du-Loup, Léandre Langelier et le délicieux entretien qu’elle avait eu avec lui, et elle ne pensa plus qu’à Zéphirin !

Une demi-heure après le départ du médecin et juste au moment où Dame Ouellet apprêtait le repas du soir, Zéphirin, en personne, fit son apparition.

La jeune fille l’accueillit avec sa grâce habituelle.

Deux jours auparavant, Phydime Ouellet avait mis sa fille au courant des choses dont l’avait entretenu le père Francœur, et avait demandé :

— Qu’est-ce que t’en dis, Dosithée ?

— Mon Dieu, papa, Zéphirin ne me déplaît pas. Je pense qu’il me serait un bon mari tout en étant pour vous un bon gendre.

— Oui… mais il est pas ben instruit ?

— Bah ! s’était mise à rire Dosithée, nous pourrons nous arranger quand même !

Et ce qu’elle disait elle le pensait à la fin.

L’affaire n’avait pas été débattue plus longuement entre le père et la fille.

En voyant paraître Zéphirin, ce dimanche-là, Dosithée pensa qu’il venait lui aussi pour avoir une décision. Seulement il paraissait très intrigué par la visite du jeune médecin de Rivière-du-Loup. La jeune fille le mit à l’aise, et mieux que cela, elle lui fit grand plaisir en lui faisant part de tout ce qui s’était passé entre elle et l’autre.

— C’est donc vrai, c’était aussitôt écrié Zéphirin tout ravi, que vous aimez mieux la terre que la ville ?

Et Zéphirin, invité à souper avec la famille par Phydime, accepta, avec le secret espoir qu’après le souper Dosithée lui confierait qu’elle avait refusé la main du jeune médecin pour accepter la sienne à lui.

Aussi, dès après le repas, profitant d’une minute où il se trouva seul avec la jeune fille, s’empressa-t-il de demander à celle-ci si elle avait réfléchi à la proposition qu’il lui avait faite.

Elle fit une réponse plutôt évasive, assurant qu’elle n’avait pas eu le temps de réfléchir pleinement et que, au reste, rien ne pressait absolument.

Une chose inquiétait grandement la jeune fille : son père ne paraissait pas bien enthousiaste au sujet du mariage éventuel entre Dosithée et Zéphirin. Ne lui revenait-il pas à la mémoire cette remarque de son père : « il est pas ben instruit ». Cette remarque avait pour elle un gros sens, et elle aurait bien voulu connaître toute la pensée de son père avant de prendre une résolution et de la communiquer à Zéphirin. Elle s’imaginait bien que sa mère avait dû parler de ce mariage avec Phydime, et elle se promit d’avoir, le lendemain, un entretien avec Dame Ouellet. Elle promit aussi à Zéphirin, ce soir-là, qu’elle prendrait une décision au cours de la semaine qui allait commencer.

Zéphirin s’en alla donc comme il était venu, avec un peu d’espoir, mais beaucoup d’incertitude sur le compte de Dosithée.

Le lendemain, Dame Ouellet, qui ne savait pas mentir, dut bientôt avouer à sa fille que Phydime ne tenait pas beaucoup à Zéphirin pour gendre.

Cette déclaration, au lieu de rassurer la jeune fille, l’inquiéta d’avantage. Pour la première fois peut-être en sa vie elle commença à sentir les âpretés de l’existence, et elle eut peur de devenir malheureuse. Jamais elle n’avait connu les larmes ; jamais elle n’avait été contrariée ; jamais son cœur n’avait envié quoi que ce fût ; jamais l’amour n’avait troublé la paix de son âme. Elle n’aimait pas encore, du moins elle ne sentait pas l’amour. Mais en était-elle sûre ? Que signifiait ce trouble tout intime qu’elle ressentait chaque jour et chaque nuit, un trouble qui devenait une souffrance, depuis qu’elle avait connu Lé-