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BŒUFS ROUX

En effet, un peu après le dîner, profitant du moment où il se trouvait seul avec Dosithée dans le parterre de la maison de ferme, le jeune médecin alla droit au but.

— Mademoiselle, je veux en venir de suite au but de ma visite. Pendant les trois semaines qui se sont écoulées depuis que je suis venu pour la première fois j’ai beaucoup réfléchi ; aujourd’hui j’ai le plaisir de vous demander de devenir ma femme.

Le jeune homme avait prononcé ces paroles d’une voix sûre, posée, comme s’il eût longtemps à l’avance préparé la formule de sa demande.

La jeune fille, de son côté, était préparée à cette demande, car elle s’y était attendue depuis qu’elle avait monté dans la voiture du médecin qui l’avait ramenée chez son père. Elle répondit aussi bravement et sans réticence :

— Monsieur, vous me faites beaucoup d’honneur. Je suis bien peinée de refuser la main que vous m’offrez. Je me suis toujours promis de ne pas abandonner mes vieux parents et de demeurer sur la terre.

Le jeune médecin pâlit légèrement, perdit son sourire et demeura sans parole.

Toujours souriante, Dosithée continua :

— Voyez-vous, monsieur, mon père et ma mère sont seuls. Ils n’ont plus que moi qui, je le reconnais, ne leur suis pas d’une grande utilité ; néanmoins je me croirais une ingrate de les quitter maintenant. Ils m’aiment beaucoup, je les aime autant, et je suis certaine qu’ils mourraient de chagrin et d’ennui si je les abandonnais. Au surplus, pour être franche, je me demande si je pourrais vivre heureuse loin de tout ce que j’aime ? J’avoue que je suis bien égoïste… Oh ! je n’ignore pas qu’il se trouve toutes espèces d’amusements à la ville ; malheureusement, et c’est pour vous que je le regrette, ces plaisirs n’ont aucun attrait pour moi, je préfère les plaisirs et les joies que me donnent mes bons parents, mon jardin, mes fleurs, mes génisses, mes brebis. Il me semble encore que ce soleil qui nous éclaire ne serait pas le même ailleurs. Je regretterais la vue de ce fleuve, là-bas, les Laurentides ; je sais bien qu’à Rivière-du-Loup je les verrais encore, mais ils n’auraient pas pour moi le même aspect. Et ces champs, ces prés, ces rochers, ces bouquets d’arbres et jusqu’aux moindres choses qui me sont familières me manqueraient là-bas ; oui je m’ennuierais de mon chez-nous et je souffrirais.

— Vous êtes donc heureuse ici ? demanda le jeune homme abasourdi, tant il s’imaginait que nulle jeune fille n’eût refusé d’aller vivre à la ville.

— Heureuse ? N’en doutez pas, monsieur. Et ne doutez pas qu’il me faille si peu pour mon bonheur : voyez-vous, je suis contente de ce que je suis et je chéris tout ce qui m’entoure, et c’est beaucoup pour moi. Bref, tout mon bonheur est là !

Le jeune médecin soupira et dit :

— Ainsi donc vous avez tout ce qu’il faut, vous ne désirez rien ?

La jeune fille se mit à rire candidement.

— N’allez pas croire, répliqua-t-elle, que je n’ai jamais de désirs ; je ne suis pas faite d’une meilleure matière que les autres. Oh ! oui, j’ai souvent bien des désirs, mais je m’efforce de rejeter tous ceux qui me paraissent irréalisables, et, de la sorte, j’évite les déceptions. Aussi, comme vous le voyez, je ne m’en porte que mieux.

— J’aime à vous entendre ainsi parler, mademoiselle. Mais il est certain que toutes les jeunes filles ne sont pas comme vous.

— Vous voulez dire que je ne suis pas comme les autres jeunes filles ? C’est possible. Cependant, je ne craindrais pas d’affirmer qu’il se trouve beaucoup d’autres jeunes filles comme moi. Pardon ! Voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Certainement.

— Savez-vous que j’ai un frère à Rivière-du-Loup ?

— Je le connais même un peu, répondit le jeune médecin avec quelque surprise.

— Et sa femme ?

— Un peu aussi, je lui ai donné mes soins.

— Si vous la revoyez, monsieur le docteur, voulez-vous lui demander si elle se trouve heureuse à la ville ? Je suis sûre qu’elle vous répondra qu’elle regrette la campagne. Et ce n’est pas elle qui a voulu aller vivre là-bas, jamais elle n’y fut allée de son plein gré ou par l’attrait que la ville aurait pu avoir sur elle. Ah ! si elle pouvait revenir !… Eh bien ! je connais encore, ici même dans notre paroisse, plusieurs jeunes filles qui, toutes, préfèrent leur terre à la cité. Et il faut que cela soit ainsi : qu’arriverait-il s’il fallait que nous toutes, femmes, nous nous acheminassions, vers les villes ? S’il faut des fermiers, il