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BŒUFS ROUX

immenses se jeter dans la fournaise ardente et rugissante des grandes villes. Là, martelé par les heurts, les chocs de tous genres, l’homme pense échapper à ses tourments ; mais, au contraire, les tourments l’assiègent davantage. Aussi ne peut-il véritablement respirer avec aise que quand il quitte ce pandémonium et revient à la paisible nature qui enveloppe les champs et les bois.

Certes, la nature ne tient pas également à tous le même langage, et tous les êtres créés ne la comprennent pas de la même façon. Dosithée y découvrait mille charmes que ne voyait ni ne sentait Zéphirin, parce que plus affinée par l’instruction qu’elle avait acquise. Mais, tout de même, Zéphirin, quoique sans culture, était un enfant du sol, et comme tel il subissait certains charmes qu’il ne pouvait expliquer. Il pouvait trouver que telle fleur était bien belle et sentait bien bon, mais il n’en pouvait estimer toute la valeur ni en comprendre toute la beauté. Il est bien vrai que les âmes cultivées et les âmes frustes peuvent avoir les mêmes jouissances, mais à des degrés divers ; les uns éprouvent des délices enivrants, les autres ne perçoivent qu’un vague plaisir. C’était la différence qui existait entre Dosithée Ouellet et Zéphirin Francœur.

Or, celui-ci, subissant ce charme étrange de cette nuit merveilleuse qui descendait peu à peu sur la campagne environnante, sentit tout à coup monter de son cœur à ses lèvres quelque chose qui lui paraissait un secret et qu’il aurait voulu refouler. Mais ses lèvres, tremblantes, remuèrent malgré lui, et laissèrent échapper cet aveu :

— Dosithée, vous avez dû deviner que je vous aime, et j’aimerais bien à vous avoir pour ma femme !

Ces paroles soudaines, après le long silence qui s’était fait, arrachèrent brusquement, brutalement peut-être, Dosithée aux rêves magnifiques qu’elle ébauchait.

Mais elle ne parut pas se troubler, elle sourit même comme si elle s’était attendue à cet aveu. Et devinant la confusion et l’angoisse où devait se trouver l’esprit de son compagnon, elle fit taire l’émoi qui l’avait assaillie sur le coup, puis, souriante, et d’une voix placide elle répondit :

— C’est vrai, Zéphirin, je vous avais deviné. Seulement, vous me prenez un peu à l’improviste. Franchement, je vous le dis, je n’ai pas encore songé sérieusement à me marier. Je sens bien que je ne suis pas faite pour vivre seule toute ma vie, toutefois je me dis qu’il n’y a pas de presse. Le mariage, à mon avis, est une affaire trop importante, pour s’y engager sans réflexion. Au surplus, comme vous, Zéphirin, je me demande quel jeune homme voudrait de moi et quel est celui que j’aimerais le mieux. S’il n’y a pas dans notre paroisse beaucoup de jeunes filles pour le choix des garçons, reconnaissez qu’il n’y a pas beaucoup de jeunes hommes non plus ; en sorte qu’il est aussi difficile pour une jeune fille de se trouver un compagnon, qu’il est difficile pour un jeune homme de se choisir une compagne. Et sans m’engager par une promesse, néanmoins, je peux bien vous dire que vous ne me déplaisez pas. Je pense de vous connaître assez pour croire que vous ne voudrez jamais faire de peine à votre femme, et je vous sais assez vaillant pour lui procurer ce dont elle aura besoin, à la condition qu’elle n’exige pas plus qu’il n’est raisonnable et en tenant compte de vos moyens.

— Dosithée, j’ai toujours pensé que la femme devait toujours avoir autant que le mari, et que le mari ne doit pas prendre de plaisir que sa femme en ait aussi sa part égale. Le père, chez nous, c’est ce qu’il a toujours fait avec maman, même qu’il lui a toujours donné un peu plus qu’il ne réservait pour lui-même. Et ça se comprend : une femme travaille comme son mari, elle travaille souvent plus fort parce qu’elle travaille plus longtemps, Chez nous, le père fume sa pipe de temps en temps, il se repose, mais la mère, jamais : elle va du matin au soir sans arrêt.

— Oui, sourit Dosithée, tout cela est vrai. Mais une femme intelligente doit tenir compte que le travail de l’homme est bien plus écrasant que celui de la femme. Si l’homme ne prenait pas de repos entre deux rudes besognes, il durerait bien moins longtemps que la femme. Oui, une femme travaille tout le temps, surtout quand elle élève une nombreuse famille, mais elle n’est jamais, ou bien rarement du moins astreinte à des besognes qui dépassent ses forces. D’un autre côté, l’homme, mais plus particulièrement l’homme des champs, se trouve le plus souvent en face des travaux qui exigent le décuplement de ses forces. Ensuite, dites-moi, est-ce qu’une femme vaillante peut se croiser