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BŒUFS ROUX

attelés sur une de ces légères voitures appelées par les Anglais « dog-cart », et elle crut reconnaître, pour l’avoir vu une fois l’année d’avant, le jeune homme bien mis — un vrai monsieur — qui conduisait l’attelage.

Elle rentra précipitamment dans la cuisine et, agitée par une forte émotion, elle cria à mi-voix à son mari :

— Phydime, Phydime !… vite… c’est le docteur de la Rivière-du-Loup qui nous arrive !

— Hein ! le docteur ! s’écria Phydime avec surprise. Qu’est-ce qu’il peut bien venir faire ici ?

Dame Ouellet leva les épaules pour signifier qu’elle n’en savait rien. Puis, énervée, elle reprit :

— Eh ben ! va le recevoir et savoir ce qu’il nous veut !

Phydime se dirigea vers la salle.

Dame Ouellet courut à la porte ouverte de la cuisine, sur l’arrière de la maison, et de là cria à Dosithée en train d’arracher des radis dans le jardin potager :

— Dosithée ! Dosithée ! viens vite ! C’est le jeune docteur de la Rivière-du-Loup qui vient de nous arriver !

La jeune fille avait bien vu l’attelage passer sur la route, mais sans avoir eu le temps de reconnaître le visiteur. Elle quitta aussitôt le jardin, disant, non sans surprise, elle aussi :

— Voilà une visite bien inattendue, maman !

— Je me demande ce qu’il peut bien venir faire ?

— Nous le saurons bien, se mit à rire doucement la jeune fille en considérant l’air démonté de sa mère.

Et elle monta rapidement les marches du perron. Au même instant la voix de Phydime, dans la salle, arrivait jusqu’aux deux femmes :

— Entrez ! entrez ! monsieur le docteur ; je vais aller mener vos chevaux à l’étable.

Un silence se fit, puis la voix du fermier appela :

— Phémie !… Dosithée !…

La jeune fille recommanda à sa mère de voir aux préparatifs du souper et se rendit de suite à l’appel de son père. Elle se vit en présence d’un beau jeune homme, à l’air très distingué, et qui, ganté de gris, le chapeau à la main, la saluait avec une fort belle révérence.

Phydime, tout près de là, disait non sans une certaine vanité :

— C’est ma fille, Dosithée… monsieur le docteur !

Le jeune homme parut très encouragé par le sourire accueillant de la jeune fille.

— Mademoiselle, prononça-t-il aimablement, je vous prie de me pardonner, moi qui vous suis étranger, si je me présente aussi à l’improviste. Je me suis déjà excusé auprès de votre père que j’ai eu le plaisir de rencontrer une fois. Vous savez qu’un médecin, hélas ! n’est pas toujours libre de choisir l’heure de ses visites d’agrément …

— Monsieur, interrompit simplement la jeune fille, vous êtes le bienvenu.

Et, souriante, gracieuse, sans gêne, elle s’empressa d’offrir un siège au visiteur.

Lui admira de ses yeux noirs la grâce de cette élégante paysanne. Il la voyait pour la première fois. On lui avait fait un portrait minutieux de « cette fille à marier », et il la trouvait encore plus jolie et plus séduisante telle qu’il la voyait en personne. Et de suite, très séduit, il croyait avoir trouvé la femme qu’il cherchait.

Elle, de son côté, trouva ce jeune médecin, dont elle avait entendu parler quelquefois, fort charmant et d’un physique très agréable. Il était de taille ordinaire, brun, et distingué de manières et de langage. Il s’exprimait avec facilité et repoussait de la conversation les choses banales.

L’un et l’autre se trouvaient donc de leur goût au premier abord.

Phydime était allé conduire l’attelage du jeune médecin à l’étable. Dame Ouellet, après la première émotion que lui avait causé cette visite imprévue, était venue à son tour souhaiter la bienvenue au médecin, puis vivement elle était retournée à la cuisine pour préparer le repas du soir.

Une agréable conversation s’engagea entre le visiteur et la fille de Phydime, qui éprouvait toujours une joie vive chaque fois qu’elle avait l’occasion de s’entretenir avec une personne instruite. C’était pour elle une jouissance exquise qu’elle aurait voulu prolonger à l’infini.

Seulement, ce jour-là, elle sentit son cœur assailli par une crainte qui l’émut. Pourquoi ce jeune médecin, qu’elle n’avait jamais connu, était-il venu à la ferme de Phydime Ouellet ? Et pourquoi était-il venu de si loin ? Car pas moins de quarante