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BŒUFS ROUX

Le dimanche d’avant, on avait remarqué la présence de Léandre Langelier à la messe, et la belle tenue du jeune homme n’avait pas manqué d’émerveiller tous les paroissiens.

Dosithée vit ce jeune homme pour la première fois, ce dimanche-là, et elle lui trouva bel et bon air. Jusqu’à ce jour elle n’avait connu Léandre que par son nom et ce qu’on en avait dit dans la paroisse, et elle n’avait jamais entendu que des éloges. Tout le monde avait été d’accord pour reconnaître que le fils du père Anselme Langelier était studieux, poli et distingué, et chacun lui avait prédit le plus bel avenir. Dosithée reconnut qu’on avait dit la vérité et fut agréablement impressionnée. De son côté le jeune homme avait entendu dire les meilleures choses sur le compte de Dosithée Ouellet. Et la veille de ce jour le père Langelier avait dit à son fils :

— Ce qu’il pourra y avoir de plus embêtant pour toi, mon garçon, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de filles de ton rang dans la paroisse. Pourtant, il y a la fille du père Phydime Ouellet, elle n’est pas pire, avec ça qu’elle est joliment instruite. Dans tous les cas, tu pourras la reluquer demain, à la messe, tu me diras ce que t’en penses.

Sans le dire à son père, le jeune homme avait trouvé Dosithée fort de son goût. La sachant instruite et de bonne famille, il pensa que c’était là une femme toute trouvée pour lui.

Léandre Langelier était ce qu’on est convenu d’appeler « un chic garçon ». Grand, bien fait, aux manières distinguées, sans pédanterie ni forfanterie, il plaisait à tout le monde. À vingt-cinq ans il avait le sérieux de l’homme mûr. Il s’habillait avec soin, et voulait par le physique comme par le moral passer dans la paroisse pour « le monsieur » qu’on disait. Il n’était pas beau, mais pas laid non plus. Il était un peu maigre et pâli par l’application à ses études. Il possédait un teint clair, des yeux bleus, mobiles et doux, et un front haut et large, légèrement bombé, que couronnaient des cheveux châtains. Une petite moustache blonde ornait sa lèvre supérieure et ne déparait nullement son visage. Si sa physionomie respirait la douceur, elle révélait aussi l’énergie. À son langage choisi, mais sans fade recherche, à sa parole un peu lente, à ses gestes sobres et posés, on devinait de suite un garçon pondéré qui entend faire son chemin dignement.

Déjà on avait chuchoté :

— Tiens ! il nous fera peut-être un député, un jour !

Il est vrai qu’on avait trouvé très étrange qu’un garçon comme lui, instruit comme il était et qui avait fait deux années de droit, vînt s’adonner à la culture du sol.

— Il me semble, moi, avait dit un vieux paysan, qu’avec son instruction je viendrais pas m’éreinter à la charrue !

Un des marchands du village, qui avait entendu cette remarque, avait aussitôt répliqué avec un peu de vivacité :

— Soyez donc content, le père, qu’il y ait des hommes instruits parmi les habitants ; à vous entendre on croirait que l’instruction ne vaut rien ailleurs que dans les professions !

Le vieux paysan s’était mis à rire pour demander avec ironie :

— Ah ! ben, pensez-vous, en bonne vérité, qu’un homme instruit va faire pousser le grain mieux qu’un autre ?

— Je ne dis pas ça, rétorqua le marchand, et il ne s’agit pas de faire pousser du grain. Mais je dis que si les habitants étaient aussi instruits que les avocats ou les notaires, ils en seraient peut-être mieux qu’ils sont aujourd’hui. Et puis, tout le monde le sait, voilà que les habitants veulent se mettre à la tête des affaires du pays, ils veulent gouverner ; mais ils n’ont pas l’air de savoir que pour gouverner il faut de l’instruction. Je sais ben qu’un homme qui n’a pas d’instruction n’est pas plus fou pour tout ça ; mais je crois que l’instruction est ben utile, si elle n’est pas toujours nécessaire. Il y en a qui disent : « À quoi ça sert l’instruction ? » Eh bien ! c’est parce qu’ils sont ignorants qu’ils disent des sottises comme ça. Pour savoir à quoi ça sert l’instruction, il faut l’avoir, et, une chose certaine, ne l’a pas qui veut. Allez donc demander ça à Monsieur le curé, pour voir ! Et puis vous, le père, ajouta le marchand qui s’animait de plus en plus, si vous avez pas confiance en l’instruction, pourquoi, je vous le demande, envoyez-vous vos enfants au collège et au couvent ?

— Si je les envoie au collège et au couvent, rétorqua le paysan choqué du langage sensé du marchand, c’est pour qu’ils fassent autre chose que de cultiver la terre !

— Vous parlez comme un sourd et comme