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BŒUFS ROUX

dans la paroisse on ne voyait pas de garçon qui pût convenir à Dosithée.

Un soir que la jeune fille était au jardin, les deux époux, seuls à la maison, engagèrent la conversation sur ce sujet délicat et, pour la première fois, ils s’ouvrirent clairement l’un à l’autre.

Dame Ouellet avait commencé :

— Phydime, s’il fallait qu’Horace ne revienne jamais, faudrait pourtant ben songer à marier Dosithée, pour que t’aies un gendre pour t’aider ?

— Oui, Phémie, j’pense ben à ça tous les jours, mais c’est pas facile de trouver un gendre.

— Je vais te dire franchement, moi, j’en vois pas beaucoup de mieux que le garçon du père Francœur.

— Zéphirin ? Heu !… répondit seulement Phydime en hochant la tête.

— Eh ben, quoi ? C’est une bonne jeunesse de vingt deux ans, solide sur ses jambes, vaillant comme tout, et ça dit jamais un mot. Et puis, si t’as remarqué, depuis qu’il vient faire un tour le dimanche, Dosithée à l’air de lui faire bon accueil.

— Il est pas ben ben instruit, fit observer Phydime.

— Il sait lire et écrire, c’est ben assez ; on n’a pas besoin d’en savoir ben long pour labourer.

— Oui, Phémie, ça pourrait ben faire l’affaire d’une fille qui en saurait pas plus long que lui. Mais Dosithée a de l’instruction, et on peut pas lui donner pour mari un ignorant comme moi et Zéphirin.

— Tu ne penses toujours pas à prendre un docteur pour gendre ? C’est pas un docteur qui va venir labourer, soigner les cochons et gratter les étables !

— Non, je sais ben. Mais il y a dans la paroisse des habitants qui envoient leurs garçons au collège, et ils feront pas tous des docteurs ces gars-là. Ça se pourrait qu’un d’eux tombe dans l’œil de Dosithée. Tiens ! il y a justement le père Anselme Langelier qui a un garçon qui étudie la loi.

— Es-tu fou, Phydime ? Un avocat, à c’t’heure, pour Dosithée…

Disons ici que pour Dame Ouellet un avocat représentait quelque chose de plus élevé et de plus distingué qu’un docteur. Cela s’explique par le fait que nos gens sont plus familiers avec les médecins, attendu que chaque paroisse a son médecin ; tandis que les avocats demeurent dans les villes où se tiennent les tribunaux et où se réunissent les gens de justice. Et puis, il est reconnu que l’avocat a toujours joui auprès des masses populaires d’un prestige plus grand que le médecin. Il y aurait à ce sujet belle matière à philosopher, mais nous nous contenterons de poursuivre notre récit.

— Oui, t’es certainement fou, Phydime, avait ajouté Dame Ouellet, si tu penses de marier Dosithée à un avocat !

— Mais attends donc, Phémie, s’impatienta Phydime, laisse-moi parler un peu. Le père Anselme m’a dit, dimanche, que son garçon abandonnait la loi et s’en revenait à la maison pour travailler sur la terre.

— Ah ! ben, en v’là une nouvelle ! Et tu crois ça, toi ? demanda Dame Ouellet très incrédule.

— Le père Anselme doit savoir ce qu’il dit.

— Je dis pas le contraire. Mais le père Anselme s’est donné à son plus vieux, comment Léandre va-t-il s’arranger avec son frère ?

— Ben, voilà ! Le père Anselme m’a dit qu’il avait une terre en vue pour acheter à Léandre. Tu sais, il a de l’argent, le père Anselme, il a sept ou huit mille piastres de prêtées, et tu peux t’imaginer qu’il établira pas Léandre comme un quêteux. Et puis, comme il est instruit, ce Léandre, penses-tu pas, Phémie, qu’il ferait un bon parti pour Dosithée ?

— Ma foi, je dis pas. C’est une question de savoir si Dosithée plaira à Léandre, ou si Léandre plaira à Dosithée. Ensuite, t’as pas l’air de penser à une chose si le père Anselme achète une terre à Léandre, on pourra pas donner Dosithée comme ça, puisque tu veux un gendre pour rester avec toi !

— C’est vrai, soupira Phydime. Dans tous les cas, ajouta-t-il brusquement, ça sert ben à rien de parler de ces choses-là, il n’y a pas encore de presse. Seulement il y a une chose qui ne me tente pas, c’est de marier notre fille à Zéphirin. D’abord, il n’a rien.

— Oui, mais le père Francœur ne mariera pas son garçon sans lui donner quelque chose.

— Attends, Phémie, va pas trop vite. Moi, je dis que le père Francœur en a pas trop pour lui. Je sais qu’il est après chercher un bon parti pour son garçon. Je sais