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BŒUFS ROUX

comment va-t-il pouvoir placer ses enfants quand ils seront en âge ? Je sais ben qu’il en faut partout pour travailler au pic et à la pelle, et c’est pas plus déshonorant qu’un autre métier ; mais ce travail-là c’est bon pour ceux qui ont été laissés dans le monde avec rien, ou bien qui ont pas de talents et peuvent pas faire autres choses. Mais Georges, lui, avait tous les avantages, comme ses frères, de s’établir. Vous voyez maintenant où il en est.

— C’est une bonne chose qu’on se dompte de temps en temps, déclara Dame Ouellet, et il faut apprendre comment la vie se gagne pour l’apprécier. Lorsque Georges reviendra, il se trouvera plus content de se voir sur sa terre.

Le silence se rétablit et chacun parut s’absorber dans ses propres pensées. Au bout d’un bon moment, Horace reprit la conversation.

— Vous avez dit, papa que le père Michaud veut vendre ses chevaux, savez-vous à quel prix ?

— Non. Mais comme il s’en va, j’ai pensé qu’il les laisserait aller à bon marché. D’ailleurs, Horace, c’est ben inutile de parler de chevaux à acheter, j’ai décidé de faire encore les labours avec les bœufs.

Cette fois Horace s’emporta. Il repoussa brusquement son assiette vide et dit d’une voix rude, mais sans oser regarder son père :

— Eh ben ! si c’est comme ça, vous les ferez tout seul, les labours !

— Hein ! s’écria Phydime courroucé en se haussant sur sa chaise, qu’est-ce que t’as dit là ?

— Je dis que moi je suis tanné de labourer avec ces bœufs-là !

— Eh ben ! je labourerai, et tu herseras.

— Non… j’aime mieux labourer !

— Tu laboureras avec les bœufs, mille tonneaux !

— Les bœufs, j’en veux plus. J’veux des chevaux !

Les voix se haussaient, les regards se cherchaient, se croisaient, puis se défiaient.

— Ah ! tu veux des chevaux, reprit Phydime… As-tu de l’argent ?

— Vous en avez, vous !

— Et les bœufs, qu’est-ce qu’on va en faire ?

— On les vendra, et ça paiera une partie des chevaux.

— Non, Horace, je te dis que non, je ne vendrai pas les bœufs… je les garde !

— C’est ben, gardez-les. Mais c’est pas moi qui vas labourer avec. Je m’en vas, j’en ai assez de ces maudits bœufs !

— Va-t’en, Horace ! Va-t’en ! Mais ne maudis pas mes bœufs, entends-tu ? Ne maudis pas mes bœufs… des bœufs qui t’ont fait vivre… sacré mille tonneaux !

C’était le plus gros juron de Phydime, quand il était fâché. Et cette fois il l’était véritablement, car il accompagna son juron d’un dur coup de poing sur la table.


La vaisselle dansa et vibra fortement. Dame Ouellet fit un saut sur sa chaise et devint très pâle. Dosithée, d’une voix douce et avec un accent suppliant voulut calmer cet accès de colère subit chez son père.

— Papa ! Papa !…

Mais Phydime ne parut pas entendre. II dardait ses yeux gris acier dans ceux de son fils qui, cette fois, osa défier ouvertement son père.

— Oh ! fit-il avec un sourire qu’il essaya de rendre dédaigneux, vous n’avez pas besoin de vous choquer, ça ne me fait pas peur !

Ces paroles parurent cingler Phydime comme un coup de fouet. Il se leva tout à fait et brusquement, puis, blanc comme neige, les yeux toujours rivés sur ceux de son fils, le poing levé comme prêt à s’abattre de nouveau, il demeura un moment statufié et béant. Dans ses regards courroucés et chargés d’éclairs, on aurait pu lire une expression de stupeur indicible. Oui, cette stupeur avait été produite par les paroles d’Horace, car jamais encore ce dernier n’avait tenu à son père un tel langage.

Phydime parvint à gronder ceci :

— Horace, ça te fait pas peur, mais ça te dit que j’entends demeurer le maître dans ma maison et sur ma terre.

Le jeune homme allait répliquer, quand Phydime fit éclater sa voix de tonnerre :

— C’est assez !…

Il se rassit, et, un peu tremblant, il se remit à manger pour terminer son repas.

Dosithée crut le moment venu d’intervenir.

— Mon cher Horace, dit-elle de sa voix musicale et avec son sourire si engageant, je me demande pourquoi tu ne ferais pas une fois encore les labours avec les bœufs.