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BŒUFS ROUX

— Tenez, père Francœur, répliqua Phydime, j’vas vous dire : je parle pas beaucoup, mais j’pense. Je sais tout ce qu’on dit de mes bœufs dans ma maison comme dans la paroisse. Et je me demande qu’est-ce que ça peut ben faire au monde que je travaille ma terre avec des bœufs. D’abord, je les aime, mes bœufs, ils font mon affaire, et je pense que je serais ben bête d’acheter des chevaux qui ne feraient pas mieux. Ah ! j’dis pas, quand mes bœufs seront finis… Dans ce temps-là j’crois ben que j’achèterai des chevaux, parce que je ne pense pas que je pourrai jamais ravoir des bœufs comme ceux-là. Mais tant qu’ils feront mon affaire, je les garderai ; et c’est moi qui sais s’ils font mon affaire et non les autres, pas ?

— Vous avez ben raison sur ce côté-là, admit le père Francœur qui ne voulait pas froisser Phydime et qui croyait en avoir dit assez pour plaire à Dame Ouellet.

— J’disais donc, reprit Phydime, que je sais ce qu’on dit de mes bœufs, et je sais encore pourquoi Horace est parti de bonne heure à matin avec la jument grise qu’il a attelée sur la petite carriole, c’est pour aller à Sainte-Hélène. Il me l’a pas dit, mais je le sais quand même.

Il se mit à rire doucement, tassa le tabac dans sa pipe, aspira trois ou quatre fortes bouffées, et reprit :

— Oui, à matin, quand Horace a attelé, je lui ai demandé : « Où est-ce que tu vas, mon garçon, à matin ? » Il m’a répondu en dessous : « Oh ! j’vas à Sainte-Hélène voir un homme. » J’ai souri et j’ai rien dit. Puis il est parti grand train, il voulait faire du chemin avant que la neige fonde et soit trop molle. En revenant de mon train, j’ai demandé à Phémie : « Pourquoi Horace va-t-il à Sainte-Hélène, à matin ? » Avant de répondre j’ai ben vu que Phémie hésitait. Puis elle m’a dit en dessous aussi : « Ben… j’sais pas… Il m’a dit qu’il allait voir un homme ».

Phydime se tut, cligna de l’œil au père Francœur, et se mit à ricaner en ramenant son regard sur sa femme.

Dame Ouellet, toute confuse, ne put rien dire que marmotter ces paroles :

— C’est ben ce qu’Horace m’a dit aussi !…

— Oui, oui, continua de ricaner Phydime, je le sais ben qu’il t’a dit ça ; mais tu sais comme moi, Phémie, que l’homme qu’Horace est allé voir, c’est le père Gaudias Raymond qui a deux chevaux à vendre, et je sais qu’Horace a envie de faire des marchés avec lui. Mais, père Francœur, j’vous le dis, il va certainement s’en revenir comme il est allé, c’est pas moi qui vas payer les chevaux. S’il a de l’argent, qu’il les achète, c’est bon, c’est son affaire ; mais il les achètera pas avec mes écus. Et tant qu’à vendre les bœufs pour payer les chevaux, non, j’voudrai pas. Mes bœufs, je l’ai dit, je les garde !

Et Phydime, se tournant vers la jeune femme qui, silencieuse et ne paraissant prendre aucun intérêt à la conversation, continuait de filer, s’écria :

— Hein ! qu’est-ce que t’en dis, ma bru ?

La jeune femme rougit, leva des yeux timides sur son beau-père et répondit, gênée :

— Moi, j’dis ben comme vous dites. Seulement, vous le savez, Horace est ben malade pour avoir des chevaux ce printemps.

— Oui, oui, sourit Phydime, il est ben malade, mais sa maladie va se passer, et puis à la récolte prochaine ça paraîtra plus.

Cette fois Phydime partit d’un grand rire, ce qui lui arrivait rarement, et tout le monde ne put faire autrement que d’imiter son exemple. Puis il se leva, tapa vigoureusement l’épaule du père Francœur et reprit :

— Père Francœur, j’vas vous dire mieux que tout ça… on va prendre un coup à notre santé !

— Ah ! ben, sur ce point-là par exemple, répondit le voisin en riant, je pense ben qu’on va tous s’accorder.

En effet, tous les yeux se posèrent en même temps sur une belle carafe d’eau-de-vie que Dosithée venait de poser sur le milieu de la table.

Phydime marcha vivement vers la table disant :

— Vite, Dosithée, apporte à c’t’heure le cabaret et les verres ! Moi, père Francœur, ajouta-t-il en prenant la carafe qu’il fit miroiter aux rayons du soleil, j’aime à prendre ça un peu avant de manger, parce qu’on en sent mieux l’effet. On en prend si peu souvent que ça vaut ben la peine d’en sentir un peu l’effet.

— Vous dites ben vrai, Phydime. Quand on prend ça de suite avant le repas, on sent rien et c’est pareil comme si on avait bu de l’eau.