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BŒUFS ROUX

Il cracha, essuya ses lèvres de la manche de sa blouse et poursuivit :

— Tiens ! Phydime, je vas t’dire, t’es toujours pareil toi, le cœur sur la main !

— Bah ! entre voisins, père Francœur, faut pas regarder s’il reste un grain de blé dans la paille qu’on donne.

— Mais toi, tu donnes toujours, et tu ne veux pas qu’on te donne !

— Hé ! père Francœur, s’écria Phydime avec un air fâché, si je veux pas qu’on me donne, c’est parce que j’ai pas besoin. Mais si j’avais besoin, je vous l’dis, je serais ben content qu’on me donne, sacré mille tonneaux !

— Vous savez, père Francœur, intervint Dame Ouellet en souriant, on sait ben que vous avez pas besoin non plus. La table chez vous n’a jamais manqué de pain. Et puis, quand mon vieux va chez vous, on sait aussi qu’il est toujours bien traité. Eh ben ! est-ce pas qu’une politesse en appelle une autre ?

— J’vous le concède ben manque, Dame Ouellet, répliqua le père Francœur. Ah ! j’vous garantis que pour ça, la politesse, j’suis pas mal comme Phydime et vous, et entre voisins je r’garde pas s’il y a un grain de blé dans la paille que je donne.

Phydime sourit en regardant sa femme, et ce sourire avait quelque chose de bizarre, sinon d’entendu. Le père Francœur, qui n’était pas fou, vit ce sourire et le saisit et il en comprit tout le sens. Aussi ajouta-t-il avec une gêne très apparente, et en regardant Dame Ouellet :

— Je sais ben aussi que j’ai eu des torts avec Phydime. Mais vous comprenez qu’on sait pas toujours ce qu’on fait, quand on veut agir trop vite.

Dame Ouellet encensa de la tête pour dire qu’elle comprenait parfaitement.

Le père Francœur poursuivit en se tournant vers le maître de la maison :

— Et t’as dû le remarquer, Phydime, depuis ce temps-là j’ai toujours essayé de faire oublier mes torts.

— Parlez donc pas de ça, dit Phydime en haussant les épaules avec ennui, c’est de la vieille histoire, mille tonneaux !

— Ah ! ben oui, appuya Dame Ouellet en se mouchant dans un coin de son tablier de toile bleue, c’est de la vieille histoire qui est ben enterrée.

Un grand silence se fit qui parut gêner tous les personnages de cette scène. Et dans ce silence, mêlés au babillage des deux enfants, qui s’étaient réfugiés dans la dépense où Dosithée avait donné à chacun une « croquette » de sucre du pays, on entendait le bouillonnement de la soupe au lard, le pétillement du bois d’érable et le ronronnement du rouet.

Après avoir minutieusement essuyé la table, Dosithée retourna sans bruit dans la dépense.

— Oui, reprit Phydime qui voulut rompre un silence qui pouvait s’éterniser, c’est une ben vieille histoire qu’il vaut ben mieux d’oublier.

Le père Francœur, tout désorienté, ne trouva rien à dire et il se mit à fumer activement, les yeux baissés.

Dame Ouellet retourna le gigot de mouton dans la rôtissoire, et le même silence se fit.

Voici la vieille histoire qu’on voulait oublier de part et d’autre, mais qu’on ne pouvait pas oublier.

Il y avait dix ans passés, Phydime Ouellet possédait un taureau qui lui avait souvent causé des ennuis par des frasques inattendues. Un jour, le taureau avait brisé la clôture de « pieux » de cèdre et sauté dans le champ du père Francœur, causant à la récolte qui mûrissait des dommages insignifiants. Le père Francœur vint à Phydime réclamer ces dommages qu’il estima à cinquante dollars. Phydime, qui était un homme juste et qui savait qu’il n’y avait point de sa faute, s’engagea à remettre la clôture en ordre et à payer à son voisin la somme de dix dollars, car selon ses calculs dix dollars couvraient amplement la perte de quelques minots de blé causés par l’animal. Le père Francœur refusa carrément cette offre équitable, ne voulant pas accepter moins de cinquante dollars. Phydime, outragé par cette demande extravagante, mit son voisin à la porte. L’autre confia l’affaire à un tribunal de justice de Rivière-du-Loup ; mais le tribunal, après avoir entendu les parties en cause, rejeta l’affaire avec dépens pour chacun des deux intéressés. Il en avait coûté $90.00 à ces derniers, chacun ayant payé la somme de $45.00. Ce procès avait été une leçon au père Francœur qui, au lieu d’empocher $50.00, avait été forcé d’en débourser $45.00, sans compter ses frais de déplacements et autres dépenses imprévues. Ça n’avait donc pas été une affaire payante, et