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BŒUFS ROUX

sithée, elle ne voulait pas manger un pain qu’elle n’aurait pas gagné. C’était aussi un plaisir pour elle de traire les vaches, de les caresser, de leur donner de jolis noms. On pouvait l’entendre :

— Eh bien ! la Roussette, est-ce qu’on a bien du lait ce soir ?… Et toi, pauvre Marquise, ton pis fait-il encore mal ?…

Puis c’était la Caillette qu’elle taquinait gentiment, et Tante Julie, une vieille vache grogneuse et acariâtre, que la jeune fille avait ainsi appelée ironiquement en souvenir d’une vieille tante revêche et grognarde qu’elle avait connue en son bas âge. Dosithée s’amusait donc beaucoup avec ces bonnes bêtes qui l’accueillaient toujours avec de joyeux mugissements. Outre cette besogne journalière, elle soignait les volailles, s’occupait à tous les travaux de la laiterie et, en été, donnait la plus grande partie de son temps à l’entretien du jardin potager et des fleurs qui paraient si délicieusement le parterre de la maison. Ajoutons qu’elle secondait sa mère dans les soins du ménage et faisait toujours plus que sa part, afin d’alléger celle de Dame Ouellet. Lorsque venaient des moments de loisirs, elle en profitait pour se livrer à des lectures sérieuses ou gaies, mais toujours morales. Ses auteurs préférés étaient, chose rare parmi les jeunes filles canadiennes, les écrivains de son pays. Ce n’était pas tant un art subtile difficile à saisir qu’elle cherchait, qu’un lénitif à ses fatigues, une distraction sereine et un aliment propre à son esprit canadien. Dans notre poésie elle aspirait un fumet de terroir qu’elle trouvait exquis. Notre histoire chantait à son âme avec un lyrisme extraordinaire. Nos romans, quoique peu nombreux, l’amusaient sainement et elle se réjouissait des succès des héros de sa race, comme elle compatissait à leurs infortunes ; et dans cette littérature si jeune encore, et par conséquent toute pleine des charmes de la jeunesse, elle découvrait ce que tant d’autres esprits plus cultivés — chose étrange ! — ne parvenaient pas à trouver : un art d’écrire particulier à sa race, une façon de parler et de penser non moins savoureuse que celle qu’elle aurait pu trouver dans les littératures étrangères, et elle y trouvait surtout cette communion d’idées vraies et patriotiques qu’elle n’avait encore trouvée nulle part dans les livres venus de l’Europe. Si les loisirs étaient plus longs qu’elle n’avait pensé, pour faire diversion, elle s’adonnait à des travaux d’aiguille ou de crochet. Redoutant l’oisiveté, elle n’avait garde de rester à rien faire. Comme tous les esprits sages, Dosithée cherchait le bonheur en elle et autour d’elle.

Quoique fille de paysans, trayant les vaches, faisant le beurre, tirant le ros du métier à tisser, tournant le rouet, frottant les cardes, et bien qu’elle n’eût pas vécu dans le grand monde, Dosithée possédait une distinction de manières et de langage qui étonnait et que bien des filles de la paroisse lui enviaient. Cette distinction, innée chez elle, s’était développée durant ses années de pensionnat, et, par l’étude appliquée, elle avait appris à aimer le beau et le bon. Aussi bien, guidée par le bon goût, évitait-elle, comme à l’encontre de beaucoup de jeunes filles de la cité et même de la campagne, de faire étalage de toilettes discordantes, de manières empruntées, de langage recherché et hors de la compréhension de la moyenne du peuple. En toutes choses elle s’exerçait à la simplicité, mais de cette simplicité qui charme et séduit. Dans les cercles du beau monde elle n’eût pas manqué d’éblouir. Elle était attrayante même dans ses vêtements de semaine, tellement sa personne était propre et soignée dans les moindres détails.

Ce jour-là, Dosithée portait une jupe d’étoffe d’un rouge très foncé et un corsage de flanelle blanche. L’extrémité des manches qui tombaient en bas du coude et la légère échancrure sur la gorge étaient ornées d’une dentelle de la même nuance que la jupe. Pour tout ornement elle portait à son cou, qui avait la flexibilité et la blancheur du cygne, une petite chaîne d’or au bout de laquelle pendait une toute petite croix d’ébène incrustée de brillants, et cette croix noire se détachait avec une remarquable netteté sur la blancheur laiteuse de sa gorge. Sa chevelure brune, épaisse et massive, était toujours arrangée avec soin, avec deux petites papillotes qui couvraient les oreilles et, en même temps, amplifiaient admirablement l’ovale de son visage.

La jupe d’étoffe rouge tombait jusqu’à la cheville du pied, et ce pied — vrai pied de duchesse — était chaussé d’un petit soulier de cuir vernis. Et, dame ! elle avait si bon et bel air, même avec le petit tablier de toile écrue qui cachait une partie de la jupe rouge, qu’on aurait pu, en effet, la