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BŒUFS ROUX

n’avait pas voulu commenter à l’exemple des autres paroissiens.

Un vieux cultivateur avait acquis un superbe piano pour le plaisir de ses deux filles qui étaient d’excellentes musiciennes, avec l’entente que l’instrument appartiendrait à l’aînée. Plus tard les deux filles se marièrent et, naturellement, suivirent leurs maris. Mais ces maris n’étaient que de pauvres fils de cultivateurs qui, en se mettant en ménage, n’avaient nullement les moyens d’acheter des pianos. Or, le piano qui était censé appartenir à l’aînée des deux filles, était demeuré à la maison paternelle, le vieux n’avait pas voulu le laisser aller. La pauvre fille avait été bien désappointée. Mais pour la réconforter, son père lui avait donné une couchette, un poêle, du linge, une vache et bien d’autres choses, mais il ne lui avait pas laissé emporter le piano. L’instrument était donc resté pour demeurer silencieux dans un coin sombre du salon, et si silencieux qu’il en devenait funèbre surtout avec la toile grise qui le recouvrait contre la poussière. Et les années se passaient, et le piano se taisait. On avait bien traité le vieux d’imbécile, mais il s’en était moqué, disant : « C’est mon piano, je le garde ! »

— Mais vous l’emporterez pas dans l’autre monde… lui avait fait remarquer un voisin choqué par cette conduite bizarre.

— Ça fait rien, je le garde ! avait répliqué le vieil entêté.

— Mais vous l’avez donné à votre fille aînée ?

— Oui, mais c’était pour le temps qu’elle resterait à la maison. Eh ben ! elle est partie avec son mari, c’est à lui de faire l’achat d’un piano… moi, je garde le mien !

Et il avait gardé et gardait encore son piano, de même que Phydime Ouellet gardait ses bœufs. Seulement, les bœufs de Phydime lui étaient utiles et même nécessaires, puisque par leur travail ils contribuaient au bon aise de leur maître. Mais le piano…

Non… Phydime n’était pas de ce tempérament-là de gens pétris de marottes ridicules. Il allait acheter le piano et le donner à Dosithée, et si Dosithée s’en allait un jour, elle l’emporterait… elle l’emporterait comme elle emporterait un petit ménage de maison que son père lui avait aussi promis avec trois vaches, six moutons, quatre gorets, des poules, des oies, etc… de sorte que ces dons, totalisés, équivaudraient à un beau magot d’argent.

Dosithée, chérie de ses parents, ne pouvait que les aimer, et elle se trouvait chagrinée chaque fois qu’on parlait à son sujet de départ ou de mariage. Partir, elle ?… Oh ! comme elle priait Dieu de lui épargner ce gros sacrifice ! Mais ne songeait-elle pas à se marier ? Oui, puisqu’elle était femme, et femme de sa race ! Oui, elle se sentait attirée vers l’état matrimonial, elle le désirait même. Cependant, elle nourrissait l’espoir que l’époux qu’elle choisirait ou que lui choisiraient ses parents viendrait demeurer sous le toit de son père, ou, tout au moins, tout près de la terre paternelle. Il lui paraissait comme impossible qu’elle s’en allât au loin. Elle aimait ses parents au point de se sacrifier pour eux, et elle adorait cette terre sur laquelle elle avait pris naissance, elle y était attachée comme les fleurs au sol qui les nourrissait. Il est des fleurs qui dépérissent et meurent lorsqu’elles ont été transplantées dans un sol étranger et sous une atmosphère inconnue ; Dosithée était une de ces fleurs qui ne s’acclimatent point. Et elle le sentait, elle le savait : loin de la terre paternelle, elle s’anémierait, elle mourrait ! Elle souhaitait donc de demeurer toujours là, afin qu’elle pût veiller sur ses chers parents jusqu’à leur dernier soupir.

Au physique et au moral la jeune fille était le portrait de sa mère, mais plus grande, car Dame Ouellet était de petite taille quoique douée d’un bel embonpoint, et elle était plus gaie, parce que plus jeune peut-être, et plus passive encore. Vaillante et industrieuse, elle se faisait un plaisir de créer et d’embellir son entourage et ne se refusait à aucune besogne utile. Il fallait la voir, matin et soir, se rendre joyeusement à l’étable, un seau accroché à chaque bras, pour y traire les vaches.

Dans les premiers jours, le père Francœur avait remarqué en plaisantant :

— Mais tu es trop demoiselle, Dosithée,. pour tirer les vaches !

La jeune fille avait de suite répliqué sur un ton grave qui n’avait pas manqué d’impressionner le voisin de Phydime :

— Non, père Francœur, une vraie demoiselle n’a point honte de son état ; je suis fille de cultivateur et je fais mon devoir en accomplissant mon travail.

Elle était un peu fière, au reste, cette Do-