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BŒUFS ROUX

mence et finit la charité chrétienne, pierre fondamentale du véritable christianisme.

Ainsi pensaient et vivaient ces deux paysans de la race canadienne ; aussi pouvaient-ils supporter bien des déceptions, des épreuves, des traverses difficiles sans que leur bonheur fût entamé.

En pénétrant dans cette maison nous avons aperçu la fileuse, assise devant son rouet : c’était la bru de Phydime. Bonne enfant, d’humeur égale, parlant peu, elle trouvait, elle aussi, le bonheur dans le travail, l’amour de ses enfants et celui de son mari. Elle comprenait ses devoirs d’épouse et de mère de la même façon que les entendait Dame Ouellet, et comme cette dernière, la jeune femme cherchait le bonheur en elle, sûre qu’elle le trouverait non seulement pour elle-même, mais aussi pour ses enfants et son mari. Nature passive, elle faisait comme on lui disait, généreusement, sans se rebeller jamais, sans soulever de discussions. Elle s’abstenait de se mêler aux disputes. D’ailleurs, comme nous l’avons dit, les disputes étaient rares, et seul Horace les faisait naître lorsqu’il voulait, qu’on se débarrassât des bœufs pour les remplacer par des chevaux. Hormis cette question, jamais dans la famille il ne s’élevait la moindre discussion.

Il en est un autre personnage de ce récit que nous n’avons fait qu’entrevoir : Dosithée. De suite, en la voyant souriante, gracieuse, alerte et vive, on pouvait penser que c’était l’ange de la maison.

Au moment où Phydime entrait dans la cuisine, Dosithée se trouvait dans la dépense en train de choisir la vaisselle avant de la disposer sur la table pour le repas du midi.

Dosithée entrait dans sa vingtième année. Elle avait fait cinq ans d’études chez les Révérendes Sœurs de l’immaculée Conception, au village de Kamouraska, situé sur les bords du Saint-Laurent et à trois milles seulement de la ferme de son père. Elle avait quitté le couvent trois années auparavant avec une instruction moyenne, mais suffisante pour en faire plus tard une femme distinguée. Aussi cette instruction lui donnait-elle un titre de « demoiselle » dans la paroisse, et c’est ainsi qu’on voulut la traiter dans la maison de son père en lui épargnant la moindre besogne. Dosithée ne l’entendit pas de cette façon ; et sachant que son instruction avait coûté de l’argent et des sueurs à son père, elle se mit au travail comme toute bonne fille de paysan. Elle savait que le travail constitue la vraie noblesse de la créature humaine, et elle savait mieux que c’était un devoir pour elle d’aider à ses parents après avoir reçu leur aide. Pour la récompenser Phydime la parait beaucoup mieux qu’il n’avait paré ses autres filles. À sa sortie du couvent il lui avait acheté de belles robes. Un jour, il l’avait conduite à Rivière-du-Loup et lui avait acheté quantité de belles lingeries. Dosithée n’était pas coquette, mais au couvent elle avait vécu côte à côte avec des jeunes filles issues d’une classe plus riche, et que d’heures de récréations on avait dépensé à parler toilettes. Elle avait donc acquis le goût de la parure, mais de la parure modeste. D’ailleurs la nature l’avait douée d’une taille mince et élancée, et elle portait avec grâce et élégance les vêtements les plus simples. Jolie brunette d’ailleurs, la parure ne l’embellissait pas, au contraire elle ornait la parure.

Son visage d’un bel ovale, rose et velouté, était admirablement éclairé par des yeux noirs, doux, vifs et très expressifs. Son regard était tendre, un peu timide parfois, et sinon riant, serein et jamais mélancolique. Seulement, peut-être à cause de leur éclat, ses yeux paraissaient toujours si humides qu’ils semblaient tout près de déborder de larmes : on eût dit deux perles humectées de rosée.

Dosithée était encore douée d’une jolie voix et elle chantait à ravir. Et puis, sans être une musicienne de grand talent, elle jouait bien du piano. Il est vrai que cet instrument de musique était inconnu dans la maison du fermier, et il est non moins vrai que Dosithée oubliait bien rapidement ce qu’elle avait appris au couvent ; mais Phydime parlait depuis quelque temps de lui acheter un beau piano et pas plus tard qu’à l’automne de cette même année. À ce sujet il lui avait dit une fois :

— Tu sais, ma Dosithée, si tu te maries, tu emporteras le piano, je voudrais ben savoir à quoi ça nous servirait de garder cet instrument pour nous autres. C’est toujours pas ta mère qui va se mettre à faire de la musique, elle serait pas même capable de souffler dans une flûte.

À ce propos Phydime se rappelait une histoire qui s’était passé dans la paroisse quelques années auparavant, histoire qu’il