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BŒUFS ROUX

de la famille comme elle en était la benjamine.

Phydime Ouellet dépassait la cinquantaine, il approchait même de la soixantaine, au moment où nous le présentons à notre lecteur, et il était content de sa vie. Aujourd’hui, il n’avait qu’un chagrin : celui de voir son aîné gagner misérablement sa vie dans la cité. Mais aussi c’était sa faute à celui-là, puisqu’il n’avait pas voulu de la terre que son père lui avait offerte. Phydime se consolait, toutefois, en pensant qu’un jour ou l’autre son Georges (c’était le prénom de l’aîné) se fatiguerait de la ville et reviendrait au pays natal. Phydime lui achèterait une bonne et belle terre dans le voisinage, et dès lors il n’aurait plus d’inquiétudes au sujet de ses enfants en les voyant tous bien établis autour de lui.

Phydime pouvait donc passer pour un homme heureux, et de fait il l’était, du moins autant qu’il est possible à un être humain de l’être. Il aimait sa femme, quoique fort souvent bougonneuse ; il aimait son fils Horace, qui était vaillant comme tout, malgré qu’il eût le petit défaut de vouloir mener les affaires ; et il adorait sa benjamine, sa jolie et gracieuse Dosithée. Et ses bœufs ?… Ah ! eux aussi avaient bien leur part d’affection !

Ce n’était pas tout : Horace était marié, nous l’avons dit, et il avait épousé une jeune fille accorte, pas laide, généreuse et vaillante. Sous bien des rapports c’était une perle de fille, et Phydime lui-même avait fait la trouvaille de cette perle dans une paroisse voisine. En voyant cette jeune fille, qui atteignait alors ses dix-sept ans, il s’était dit de suite :

— Tiens ! voilà bien ce qu’il faut pour Horace qui veut se marier, et pour moi ça pourra me faire une bru comme on n’en trouve pas tous les jours !

Le mariage s’était fait. Phydime ne s’était nullement trompé sur le compte de cette jeune fille : elle avait de suite fait une femme remarquable et une bru qui faisait l’orgueil du beau-père. Tout avait donc été pour le mieux. Et voilà qu’à présent deux petits feux follets trottinaient toute la journée dans les jambes de la grand’mère et du grand-père, et leur caquetage résonnait dans la grande maison comme un chant de merle. Phydime aimait surtout à entendre ces deux petites voix encore inhabiles chanter déjà distinctement : Pépère !… Pépère !… Et sitôt qu’apparaissait le pépère, les deux petits sautaient sur ses genoux. Lui, les caressait avec amour, il se sentait revivre tout entier et tout heureux dans cette nouvelle génération issue du sang de son sang.

Oui, on avait été vraiment heureux dans cette maison de paysans, on l’avait été jusqu’à ce jour de printemps magnifique qui malgré le grand soleil qui l’illuminait, allait tout à coup s’assombrir.


II


Tout en contemplant ses bœufs roux qui, la tête enfouie dans le mil et le tréfle, croquaient à belles dents, Phydime Ouellet avait laissé sa pensée voyager dans le passé de sa vie. Puis, s’étant tout à coup souvenu qu’on l’avait appelé de la maison où le père Francœur, son voisin, venait lui faire visite, il abandonna sa rêverie et marcha vers la porte de l’étable.

Il considéra un moment le ciel d’opale, l’ardent soleil, la neige qui fondait rapidement. Une fauvette, à ce moment, chanta au-dessus de sa tête : il sourit, huma longuement la brise et, quittant l’étable, prit le chemin qui conduisait à la maison. Chemin faisant et sans en avoir conscience, peut-être, il jeta dans le jour éclatant le refrain de sa chanson.

Selon sa coutume, il montait d’un pas nonchalant, les mains dans les poches, son casque de peau de castor sur l’oreille droite. Il portait un vêtement analogue à celui du père Francœur : blouse de toile, culottes d’étoffe grise, bottes sauvages. Sous la blouse et par l’échancrure de la veste on pouvait apercevoir un coin de la chemise de laine rouge.

Au bout de cinq minutes, il montait les marches du perron, à l’arrière de la maison, où bon chien, Malo, le saluait de cent cabrioles joyeuses.

Dès qu’il parut dans la porte de la cuisine, où se trouvaient ses gens et son visiteur, deux petites voix se mirent à crier à tue-tête :

— Pépère !… Pépère !…

En même temps deux petites lutins se jetaient contre ses jambes.

— Ah ! mes petits bougres ! s’écria le fermier avec un bon sourire, vous voulez que votre pépère vous fasse sauter, hein ?