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BŒUFS ROUX

était demeuré sur la terre — jeune gaillard de vingt ans, avait essayé de poser une main directrice dans les affaires du domaine paternel. Ce jeune gaillard avait vu que tous les cultivateurs de la paroisse travaillaient leur terre avec des chevaux, et depuis deux ou trois ans on ne voyait plus de bœufs tirer la charrue. Seul Phydime avait gardé ses bœufs. Aussi, dès qu’il essaya à la charrue, son fils, Horace, osa-t-il se plaindre.

— Papa, dit-il un jour, v’là que tous les habitants de la paroisse ont des chevaux pour travailler, il n’y a plus que nous autres à faire l’ouvrage avec des bœufs ! Pourquoi n’achetez-vous pas des chevaux ?

Phydime avait souri et branlé la tête d’une façon peu approbative.

— Mon garçon, répondit-il, j’veux pas mépriser les chevaux ; mais pour faire l’ouvrage qu’on a à faire, il n’y a pas de chevaux pour faire mieux que les bœufs.

— J’veux ben croire, reprit Horace, que les chevaux feront pas mieux, mais ils feront plus vite. Moi, si j’étais à votre place, je vendrais les bœufs et j’achèterais deux chevaux.

— Ta ! ta ! ta !… mon garçon, s’écria Phydime en secouant rudement sa pipe contre le fourneau de la cuisine, t’es pas encore à ma place, et t’as bien des croûtes à manger avant de l’être. Écoute, Horace : on a la jument grise et la pouliche noire pour atteler sur la « slague » ou sur le « quatre-roues », et on se trouve avoir assez de chevaux de même à nourrir et qui sont toujours quasiment à rien faire. Non… on va garder les bœufs !

Ces dernières paroles avaient été prononcées sur un ton définitif.

Phydime Ouellet était le maître dans sa maison et sur la terre, et il était autoritaire. Quand il avait parlé, il ne fallait pas regimber. Horace, le connaissant, s’était tu et n’avait pas insisté. Mais à mesure qu’il vieillissait, il acquérait de l’audace. En devenant homme il craignait moins l’autorité paternelle. Il connaissait aussi la valeur de ses services sur le domaine, et il pensait que son père lui devait en tenir compte en se soumettant aux vues qu’il exprimait. De ce jour, à chaque printemps et chaque automne, Horace avait essayé de faire passer à son père cet amour exagéré de ses bœufs. Il n’avait pas réussi, et l’on avait eu beau reprendre la même rengaine, les bœufs roux étaient demeurés à l’étable.

Phydime aimait ses bœufs, il les gardait, il les garderait longtemps encore.

Mais cette question n’avait pas été sans soulever des disputes et semer des froids. Entre le père et le fils s’était posé un sentiment de rancœur et de défiance qu’il ne serait pas facile de faire disparaître : Phydime en voudrait à son fils de vouloir lui disputer son autorité ; Horace en voudrait à son père de ne pas se rendre à ses désirs.

La mère, Dame Ouellet, ne pouvant prendre ouvertement ni pour l’un ni pour l’autre, essayait de niveler cette situation cahoteuse ; mais parfois elle penchait trop du côté de son enfant, et parfois aussi elle tentait de donner raison à son mari, si bien qu’elle ne parvenait pas à équilibrer les opinions, et la situation menaçait de s’envenimer.

Heureusement, survenait à ces moments difficiles le prestige d’une noble, douce et généreuse enfant… Dosithée, la cadette des enfants, apaisait les orages et conjurait les catastrophes. Sa voix harmonieuse et son sourire gracieux suffisaient le plus souvent à rétablir, du moins en apparence, l’harmonie.

Si encore cette question, uniquement domestique, n’était pas devenue sujet de discussion dans le domaine extérieur ! En effet, le père Francœur, le voisin de Phydime, était venu mettre les pieds dans les plats en osant conseiller Phydime de vendre ses bœufs et d’acheter des chevaux en leur lieu et place.

Phydime aurait bien pu dire au voisin : « Mon ami, mêlez-vous de vos affaires ! ». Il aurait d’autant pu le dire que cette intrusion d’un voisin dans ses affaires de famille l’irritait ; mais la courtoisie le retenait, et il se contentait de dire, mais sur un ton rude et résolu :

— Non… je garde mes bœufs, père Francœur !

On avait enfin paru comprendre que la volonté de Phydime était irréductible, et qu’il avait dit son dernier mot.

Une année s’était passée sans qu’on parlât de chevaux ou de bœufs.

Puis, un jour, Horace avait cru devoir mettre de nouveau la question sur le tapis. Une occasion, ou plutôt un incident s’était produit qui avait paru favorable au jeune homme pour revenir à l’attaque.