Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.
8
BŒUFS ROUX

en tête du troupeau qu’ils conduisaient aux plus belles « talles » et aux plus touffues. Là, comme on broutait à l’envie ! Puis, une fois qu’on était bien repu, on tournait le regard satisfait du côté d’un bouquet de saules et d’érables, plus loin, à l’autre bout du pré. Les deux bœufs roux, encore, donnaient le pas : ils gagnaient le petit bois ombreux, s’allongeaient sur l’herbe et la mousse et ruminaient doucement. C’était pour tout le monde la bonne et douce sieste. Vaches, taures, veaux, brebis, agnelets se couchaient tout autour des deux bœufs, de même qu’une troupe de courtisans eussent rendu leurs hommages à deux monarques. Une heure… et souvent deux heures se passaient durant lesquelles les bêtes ruminaient, somnolaient, contemplaient les verdures environnantes, regardaient le ciel bleu et ensoleillé, humaient la brise odorante, chassaient d’un coup de queue la mouche importune. Bonnes bêtes, comme elles étaient heureuses ! Parfois, à la vue du maître qui franchissait le pâturage ou passait dans un champ voisin, elles dressaient la tête et le regardaient aller, curieuses et intéressées. Plus tard, les deux bœufs donnaient le signal du lever, ils s’étiraient, battaient de la queue et tournaient le nez dans la direction d’un ruisseau dont on entendait chanter l’onde claire. Ce lever était toujours un grand remue-ménage ; puis les deux bœufs, de leur pas lent, un peu alourdi par la longue sieste, se dirigeaient vers le ruisseau. Tout le troupeau suivait à la file. Mais souvent des génisses espiègles ou des brebis enthousiastes se mettaient à gambader follement, puis prenaient une course rapide vers le ruisseau. Mais elles ne s’y rendaient pas avant les autres ; elles s’arrêtaient net, regardaient les deux bœufs toujours imperturbables, les laissaient avancer puis se remettaient à la file, non sans exécuter encore quelques gambades. Non… nulle d’elles n’eût osé devancer les deux maîtres à l’abreuvoir. Les vaches elles-mêmes, bien qu’elles eussent pu prétendre à l’honneur d’être les premières en raison de leur rang, attendaient que les deux bœufs roux eussent trempé leurs mufles blancs dans le ruisseau avant d’y humer elles-mêmes.

Pendant quelques minutes tout le troupeau s’abreuvait en silence, puis, le mufle asséché par la langue, chacun écoutait en le regardant la chanson cristalline du petit cours d’eau. Un peu après, les grands bœufs roux promenaient autour d’eux un regard inquisiteur, et, satisfaits de voir que tout le troupeau était là, ils secouaient leurs oreilles et franchissaient le ruisseau pour se rendre à un certain endroit du pré où l’herbe était plus longue ; car ils se souvenaient qu’ils n’étaient pas allés tondre de ce côté depuis plusieurs jours.

Durant les quinze années écoulées Phydime Ouellet avait ainsi suivi la vie routinière de son troupeau, mais surtout de ses bœufs qu’il aimait entre tous. Entre l’époque des semailles et celle des foins, alors qu’il laissait presque tout ce temps ses bœufs au pré, il ne se passait pas une journée qu’il n’allât les voir. Il les caressait de la main et leur parlait un langage qu’eux paraissaient comprendre. Mais cette vie du pré semblait à la longue fatiguer les deux bœufs, l’oisiveté leur devenait un fardeau ; aussi avec quel mugissement joyeux ne saluait-il pas l’apparition de leur maître, quand celui-ci venait les chercher pour les atteler à la charrette à ridelles. Comme il leur plaisait de donner, durant cette saison des vacances, un coup de collier de temps à autre. Le travail ravivait leur appétit en les délassant et ils revenaient au pré plus dispos, la dent plus prompte, la langue plus déliée.

Oui, voilà quinze ans que Phydime Ouellet vivait en si bonne harmonie avec ses bœufs ! Certes, après quinze ans d’existence et douze ans de durs travaux, les braves bêtes n’étaient plus jeunes. Leur pas s’était alourdi et ralenti ; mais, tout de même, à la charrue comme à la herse, et à la charrette lourdement chargée de foin comme à la faucheuse mécanique et à la moissonneuse, ils valaient encore leurs rivaux pour l’endurance… les chevaux ! Et Phydime calculait en lui-même que ses bœufs pourraient lui donner encore plusieurs années de service.

Oui, mais tout en se rappelant les joies que lui avaient données ses bœufs, Phydime se souvenait aussi qu’ils avaient été la cause involontaire de disputes et de tracas. Ces disputes et ces tracas, quoique rares, avaient originé environ quatre années auparavant, alors que le gâs de Phydime — l’unique de ses enfants mâles qui